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Claudia DURASTANTI


L’étrangère


Celle qui nous raconte son histoire s’appelle Claudia. Sa mère, sourde depuis ses quatre ans suite à une méningite et scolarisée dans un établissement spécialisé, était restée en Italie quand ses parents avaient quitté la région montagneuse, rurale et pauvre de Basilicate, pour faire leur vie aux États-Unis. De la rencontre à Rome de la fillette devenue adulte avec un homme sourd de naissance, fantasque et brillant, va naître une relation aussi passionnée que tumultueuse empreinte d’une complicité jamais démentie. Leurs deux enfants, un fils né à Rome puis, six ans plus tard, Claudia née à Brooklyn en 1984, auront d’ailleurs bien du mal à débusquer la vérité à travers les récits divergents de la mère et du père sur cette rencontre mythique et fondatrice : quand elle affirme l’avoir empêché de se jeter d’un pont dans le Tibre, lui déclare l’avoir libérée ce même jour de voyous qui en voulaient à son argent voire à sa personne. Ce seront des adultes et parents atypiques, « perpétuellement opposés et pourtant semblables », insouciants et légers comme d’éternels adolescents, que n’effleure aucun sens de la réalité et des responsabilités. « Un roi et une reine thaumaturges qui, au lieu de guérir les malades ou de faire des miracles, persuadent n'importe quelle créature qui se trouve en leur présence de se désarticuler et de se laisser aller à sa possible folie. » Leurs enfants, tous deux entendants, fascinés par ces adultes « libres et magnifiques » qui transforment tout en fêtes ou en drames mais exclus de cette profonde connivence qui unit les deux sourds indifférents à ce qui n’est pas eux, se soudent. Puisque la mère refuse de parler la langue des signes qu’eux-mêmes n’ont jamais apprise – « La langue des signes est théâtrale et visible, elle nous expose tout le temps [...] C'était assez déboussolant d'être prise pour la fille d'une personne qui ne pouvait pas parler, ça me semblait... plus offensant par rapport au fait de ne pas entendre. Comme si au lieu de me dire que ma mère était handicapée, on me disait qu'elle était idiote » –, chacun bricole pour se faire comprendre. Si Claudia est trop jeune pour avoir conscience du désordre ambiant et de la marginalisation de sa famille, le manque de repères extérieurs et la solitude à laquelle l’attitude parentale renvoie sa progéniture s’avéreront par contre très tôt pour elle et son frère fragilisant, facteur d’angoisse et d’instabilité. « J’ai passé les premières années de ma vie dans un appartement plein de tableaux laissés en plan et de portes dégondées et repeintes qui ne menaient nulle part. » « Mon frère et moi [...] on s’habituait à notre vie anarchique faite de mandarines épluchées sur le canapé de chaussettes en éponge noires de crasse et de films d’horreur regardés en nous serrant l’un contre l’autre. »

Quand contre toutes probabilités le couple infernal divorce, le monde de la mère s’effondre et le père disparaît, ne surgissant plus que rarement à l’improviste comme un magicien ou un démon. L’enfance de Claudia, affectivement, spatialement et linguistiquement, éclate en morceaux quand la mère précipitée soudain dans un profond dénuement décide de rentrer avec ses enfants à Basilicate, où l'on compte plus de têtes de bétails que d'humains, pour bénéficier du soutien de ceux qui y sont restés. Claudia et son frère retourneront passer leurs vacances chaque été à New York auprès de cette autre partie de leur famille qui avait jusque-là constitué leur monde. « Grandir allait toujours être pour moi échapper à quelque chose et m’étonner de m’en sortir. »
Étrangère à cette nouvelle langue et cette culture qu'elle doit assimiler, ballottée entre la bourgeoisie de Brooklyn et la pauvreté de l’Italie rurale frustre et profonde, Claudia va se construire à partir de ce tiraillement entre deux pays, deux langues, voire quatre si on y inclut le langage singulier de sa mère et le dialecte régional encore largement présent dans ces montagnes. C’est avec tous ces mots aux sonorités différentes et cette variété de codes culturels que la fillette devra, comme ce frère aîné presque adolescent lors de ce retour, reconstruire sa propre vie...

Claudia qui a vécu aux USA, en Italie puis en Grande-Bretagne conserve toujours la sensation d’être étrangère, écartelée voire illégitime. Entendante vivant chez les sourds, tour à tour italienne à Brooklyn et américaine en Basilicate, fille sérieuse et studieuse de parents artistes et marginaux, elle ne peut que se sentir éternellement déchirée. « J’en suis arrivée au point où j’ai honte de dire où je vis, parce que cela me donne l’impression de prétendre à une autorité sur un endroit, alors que je ne l’ai pas ; plus je vis à Londres, plus mon syndrome d’imposture augmente. » Malgré de brillantes études à l’université, sa maîtrise des langues et son capital culturel, Claudia a du mal à habiter tant le monde que sa vie. Les codes lui manquent, sa relation aux autres est difficile et complexe car à se positionner en spectatrice observant derrière la vitre le spectacle qui défile sous ses yeux comme elle le faisait petite par peur et pour se protéger auprès de son frère, elle dresse elle-même, malgré ce manque d’intégration qui la mine, une frontière infranchissable entre elle et les autres. « Je suis devenue une île mortifiée par mon autosuffisance, toujours spectatrice des sentiments des autres. » De plus, celle dont le père entre aventurier et flambeur faisait vivre sa famille entre hôtels de luxe déclassés et précarité, mais rhabillée de neuf chaque année aux USA et riche d’un capital culturel diversifié donc enfant gâtée, favorisée et jalousée à Basilicate alors que les dettes de sa mère s’allongeaient chez l’épicier, se retrouve marginalisée socialement à plusieurs reprises. Le détour par son expérience de la pauvreté est particulièrement intéressant. « Ma mère a toujours été une pauvre mal élevée qui a vécu au-dessus de ses moyens. » « Rien ne se remet en bon ordre après une adolescence dans le besoin. On n’apprend pas à manger de manière différente, comme quelqu’un qui n’a pas faim. Chaque fois que je suis obligée de laisser quelque chose dans mon assiette parce que les autres le font ou parce que je suis rassasiée, un dégoût s’empare de moi. »
Difficile de s’enraciner dans la vie et un lieu quand durant l’enfance on a tant été ballottée et bousculée. L’auteure mentionne ses années d'analyse au détour d'une phrase et il est évident pour le lecteur qu’un tel passé laisse bien des séquelles et que le travail de réparation ne peut qu’être lourd et long.

Dans ce texte de nature directement autobiographique à la première personne, Claudia Durastanti confie des éléments intimes sur elle-même et sa famille tout en jouant de l’ellipse et en brouillant les pistes quand elle veut esquiver. Si la narratrice décortique les différents sentiments qu'elle éprouve en un torrent d’images et d’impressions, cette introspection ne nous révélera ainsi ni le prénom du père, ni celui de la mère, du frère, ou plus tard celui de son compagnon. Si la première partie adopte un récit à peu près chronologique, et concerne la genèse de cette histoire, la suite sera composée de récits éclatés, comme la petite fille elle-même, nous offrant un puzzle à reconstituer. L'originalité du roman tient dans cette succession de chapitres de trois à cinq pages aux titres évocateurs comme « La petite fille absente à cause d'un chagrin » ou « Éclats de folie ». Le récit est aussi parsemé de nombreux renvois sur l’extérieur comme la guerre froide, les musiques de l’époque (REM, Bruce Springsteen) et le cinéma (Stand by me, Panique à Needle Park), d’anecdotes, de réflexions diverses qui obéissent à des thématiques citées en titre, sans souci de chronologie ni de trame narrative. L’ensemble est agrémenté d’auto-dérision, de formules décalées et de saillies comiques : « À quoi servait l’histoire de ma famille si je ne pouvais pas faire du chantage à tout le monde avec son caractère tragique ? ». « Je marche vite pour semer les ninjas androgynes obsédés de la santé qui peuplent les rues. » « Quand j’avais parlé avec le cardiologue pour comprendre si elle allait survivre, il m’avait dit [...] qu’il s’était marié en juin et qu’il avait neigé ce jour-là, alors depuis il ne donnait plus de réponses fermes sur ses patients. »
Dans ce roman protéiforme, à la fois autobiographie, chronique familiale et sociétale, « sorte de carte topographique » comme l'écrit l'autrice, le ton est souvent froid et détaché comme celui d’un documentaire comme pour masquer l’émotion. Les événements et les questions s’y succèdent à un rythme rapide.  

Ces expériences douloureuses vont interpeller la narratrice sur le rôle et le pouvoir du langage. Et Claudia, dans cette existence singulière constituée d’allers-retours et d’enracinements approximatifs qui seront au cœur de son évolution, fera de ce handicap qu’est le langage un atout pour donner voix à l’histoire de sa famille.
A-t-on une langue maternelle quand on naît de parents sourds ? Celle de Claudia est-elle l'italien de la Basilicate où sa mère a vécu et où elle-même est venue vivre encore enfant, l'anglais de Brooklyn mélangé à l’italien des immigrés italiens qui ont bercé ses premières années, ou les sons et vibrations émis par sa mère sourde pour se faire comprendre ?
La question restera à jamais ouverte.   

Pudique et étonnante, cette histoire fait assez peu de place à l'émotion que chasse vite l'humour, la réflexion et l’autodérision. Il s’en dégage à la fin une impression de souffrance, de trop-plein et de froideur qui semble assez bien renvoyer à l’état d’esprit de l’héroïne elle-même. Ce livre complexe dont il est parfois difficile de suivre le cheminement nous déroute autant qu’il côtoie l’universel. Les développements sur le langage ou sur les difficultés de la traduction sont passionnants.
L’étrangère est un texte inclassable et paradoxal qui parvient à travers l’itinéraire d’un individu à raconter une multitude de vies et de leurs territoires, et à questionner plus globalement le rapport filial et ce qui caractérise l’état d’« étranger ». « Étranger, c'est un mot très beau si personne ne vous oblige à l'être ; le reste du temps c'est seulement le synonyme d'une mutilation. »

Dominique Baillon-Lalande 
(24/01/22)    



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Claudia DURASTANTI, L’étrangère
Buchet-Chastel

(Septembre 2021)
288 pages - 20 €

Version numérique
12,99 €



Traduit de l'italien par
Lise Chapuis


























Claudia Durastanti,
née en 1984 à Brooklyn
de parents sourds, est autrice et traductrice. L’Étrangère a été finaliste du prix Strega en Italie et traduit dans 19 pays.


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