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Sophie-Anne DELHOMME


Sunset Paradise


Los Angeles. « Des palmiers tout raides, intrus disséminés dans le paysage, leur feuillage en métal vert camoufle des plaques de relais téléphoniques. » « Feu rouge sous un pont d’autoroute. Ordures, gravats, une pancarte commerciale. Sourire engageant, blazer, numéro de téléphone : We buy disaster house. Bonne nouvelle, le désastre a de la valeur. » C’est dans cette cité des anges tentaculaire que Sophie-Anne Delhomme inscrit son livre avec ses sans-logis extrêmement nombreux en personnages.

Le lecteur met ses pas dans ceux d’Olivia, photographe qui fait de la pauvreté et ceux qui en sont victimes le sujet de sa prochaine exposition. Elle déambule et laisse traîner ses yeux et ses oreilles là où tant d’autres accélèrent le pas et détourne le regard. « Sa voiture est une annexe de son atelier. Elle y entrepose ce qu’elle trouve au hasard de ses traversées. (…) elle garde à portée de main des panneaux de carton vierges pour les gens qui mendient aux feux rouges, contre cinq dollars et un feutre, elle leur échange leur pancarte. Elle collectionne ces écriteaux fatigués, tordus où grimace une prière. Sa plus belle pièce, en grandes lettres capitales NEED A MIRACLE. » Quand une situation la saisit et que l’inspiration lui vient, l’artiste, avec leur autorisation et une modeste contribution financière quand cela est possible, en fait des instantanés :
« La caissière l’a chopée avant qu’elle pique et elles s’engueulent devant le supermarché. (…) Un employé s’approche à la rescousse, latino comme sa collègue. (...) C’est un géant qui n’aime pas les tocards, eux ils triment du matin au soir, à 23h ils sont encore là. Alors la radasse qui glande sur le boulevard, il va l’écraser comme un cafard. On dirait qu’elle a compris à zigzaguer ventre à terre entre les voitures. »
« Elle est jolie comme un cœur toute blonde, le visage d’un ange. Assise au soleil contre la palissade, le dos calé contre les planches couleur du ciel bleu des journées qui se suivent immuables. Elle ne sait plus quand elle est arrivée sur ce coin de trottoir (…) la seule chose qu’elle se rappelle c’est de rester là jusqu’à ce qu’elle ait gagné assez pour se payer un fix. »
« A la proue d’une bretelle d’autoroute, cuivré par le soleil couchant, chapeau, foulard, pancarte, le dernier des cowboys. »

Chaque semaine Olivia se rend au « shelter » (abri) de Santa Monica où Jessica, Liza, Bill et d’autres bénévoles rasent et coiffent gratis le samedi pour redonner aux « homeless » (SDF) un peu de la dignité que la rue leur a ôtée. Dans ce « petit théâtre de la vie décousue, sauvage, volée », Henri, pour faire patienter chacun avec calme et bonne humeur, joue les amuseurs publics en enchaînant blagues et histoires. Les habitués y croisent des occasionnels. Tous, enfermés dans la solitude de leur monde intérieur, trouvent là un moment de chaleur humaine et un semblant de vie sociale. Olivia, elle, cinq ans durant, les photographie. De ce rendez-vous intergénérationnel et multiculturel, elle accumulera plus de clichés qu’elle ne pourra jamais en utiliser. Spontanément pour certain, après avoir pris le temps de se familiariser avec l’artiste et son objectif pour d’autres, tous ont fini par accepter de se faire tirer le portrait, au naturel ou dans la pose et mise en scène qui correspondaient à l’image positive qu’ils voulaient donner d’eux-mêmes. 
Parmi les clients, on trouve James « treillis, mitaines, casquette de cuir », un « vétéran de la rue (…) qui n’a peur de rien et se moque de tout » ; STBG, un jeune rappeur sans succèsqui « parle tous les jours à sa mère qui vit à Seattle et s’inquiète pour lui. Elle lui a envoyé les chaussures qu’il porte aujourd’hui. Des baskets blanches toutes neuves qui tranchent avec son costume noir, troué au coude, déchiré à l’épaule et son sourire sans dents » ; Cross : « C’est pas mon prénom d’origine, je suis Burkinabé. Mais ici c’est plus simple. (…) Les gens sont plus enclins – j’ai du vocabulaire, j’ai fait des études il y a longtemps – à faire confiance à un type comme eux qui se promène, plutôt qu’aux zombies qui campent sous les palmiers. (…) un type sympa qui parle leur langue. (…) Mendier c’est pas mon truc » ; « un petit bonhomme marron explique à Liza, sans regarder personne, que pour lui le plus difficile c’est d’être invisible. Il le répète plusieurs fois de sa voix que personne n’entend » ; « un gros homme soucieux contre la palissade bleue du shelter. Sur son sweatshirt taché : Make America Great Again ».
Nombreux sont ceux qui, du monde entier, sont arrivés là bercés par des rêves de soleil, de plage, de vie facile et de succès dans le cinéma, la publicité, la musique, le cirque et n’y ont trouvé que déception et misère.   

Mais celui qu’Olivia a photographié sous toutes les coutures à en rendre certains jaloux c’est David, l’épileptique, avec son gilet de sauvetage rafistolé, ses pneus de VTT autour du cou, son heaume en carton et ses bottes noires. Un être venu de nulle part, semblable au lapin d’Alice au Pays des Merveilles, irréel et ne tenant pas en place, un ange perdu plein de mystère, insaisissable, chez qui Olivia voyait « l’essence même de la réalité des homeless, volatils ».   

               Ce livre est un objet non identifié à la croisée des genres, entre documentaire, témoignage et micro-fictions. Le personnage d’Olivia est inspiré d’Olivia Fougeirol, photographe et documentariste partageant sa vie entre L.A. et Paris dont cinq photos se trouvent disséminées dans le livre. Celle-ci lors d’un photoreportage sur la cité tentaculaire a rencontré David Jones dont elle a fait un livre en 2016 (David) pour rendre compte de cet individu singulier vivant dans la rue entre Downtown et Venice Beach qu’elle a étudié durant cinq ans. « David Jones habite et transporte avec lui l'épave de son propre navire. Cette épave est sa vie, et l'île sur laquelle il a fait naufrage est Los Angeles. Il se protège avec des couches de conservateurs, de tubes, de ruban adhésif, de livres et de bouteilles. Avec un vélo comme radeau, David Jones comme naufragé dérive parmi l'immensité des rues de Los Angeles », y écrit-elle. Les remerciements de l’autrice à la photographe en fin d’ouvrage laissent à penser que ce sont ces photos de David découvertes par le livre ou lors de l’exposition de l’artiste présentée en 2020 dans une galerie parisienne, qui ont déclenché chez la directrice artistique du « Courrier international » l’envie de se saisir de ce fil pour esquisser à sa manière, par ses courts fragments comme autant de micro-fictions, toute une communauté des rues entre rêves et impitoyable réalité. Le personnage d’Olivia (ou son double Sophie-Anne Delhomme), en fixant par la photo pour l’une, par les mots pour l’autre, une galerie de portraits pris sur le vif avec compassion et empathie nous laisse entrevoir les mille désirs parallèles qui, pour la plupart, les ont rassemblés là.
Dans Sunset Paradise, si David y a sa place et en constitue le fil rouge,Jessica, la coiffeuse et maquilleuse de théâtre qui gère ce petit salon improvisé accessible à tous, est une figure centrale du récit par le lien qu’elle crée et qui se crée entre tous lors de sa venue et par le travail réparateur que ses gestes et ses mots, son attention, sa compréhension et sa bonne humeur, produisent chez chacun de ces être, venus d’ailleurs pour la plupart, attirés par la lumière de la cité des anges mais s’y étant brûlé les ailes.       
Le récit est chaotique et heurté comme ces vies qu’il relate, comme ces solitudes qui se juxtaposent sans heurt mais sans interférence, sans autres échanges que ceux qu’ils ont avec les coiffeurs et barbiers qui leur redonnent un visage et leur permettent un instant de se sentir beaux et humains, d’exister. Parfois, et cela est alors d’une fulgurante intensité, un rire fuse, l’absence d’un habitué inquiète, un homme affiche sa fierté pour ce fils qui l’accompagne, ou un souffle vient raviver un instant un espoir qui bien que malmené par le réel ne parvient toujours pas à s’éteindre. Les quelques anglicismes utilisés, loin de gêner la lecture, sont assez immédiatement compréhensibles sans lexique. Outre le fait que ceux-ci incarnent justement la pluralité linguistique de cette communauté pluri-ethnique, ils peuvent aussi occasionnellement mettre le lecteur dans un rapport inconfortable entre le dedans et le dehors du récit qui pourrait nous renvoyer à ce conflit entre rêve et réalité qui mine les personnages. Cet usage de l’anglais limité aux qualitatifs concernant les sans-logis et leur quotidien et l’alternance désordonnée d’une oralité sèche, d’humour et de poésie, permettent à l’autrice de développer en permanence un climat d’immédiateté, d’incomplétude, d’insécurité et d’instabilité qui convient parfaitement à ce et ceux qu’elle nous raconte.
Un livre original sur la photographie et les exclus du rêve américain, sensible, respectueux, où la douceur et la douleur se répondent avec grâce.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/04/22)      



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Sophie-Anne  DELHOMME, Sunset Paradise
Exils

(Février 2022)
128 pages - 16 €

















Sophie-Anne Delhomme

est directrice artistique au Courrier International. Sunset Paradise est
son deuxième roman.