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Alessandro CINQUEGRANI


Braconniers


Augusto, la quarantaine, chef d’une entreprise de recyclage de pneus dans le Nord prospère de l’Italie, est le narrateur et le personnage central de Braconniers. Chaque jour, avec son « nuage d’expiation amère en laisse », l’homme arpente douze kilomètres de voies ferrées désaffectées depuis longtemps pour récupérer Elisa, son épouse mutique et fantomatique qui inlassablement s’allonge à l’aube sur les rails. « Elisa attend que le train fasse tomber sa tête en bas de la digue, dans le fleuve, que je vienne la récupérer, me dis-je, puis elle passe des heures immobile, dos à la lumière. » « Les cailloux me font mal aux pieds, les cailloux du ballast, si haut, ce massacre de l’Italie centraliste de Rome avec cette voie sur la digue du fleuve, me dis-je en allant chercher ma femme, un ballast si haut, pour contenir les crues du fleuve, un massacre centraliste mafieux qui n’a aucun sens, le fleuve, le Piave murmurait calme et placide au passage des premiers fantassins le 24 mai. Le Piave. Deux fronts. Italiens, Autrichiens. » C’est après le drame (la mort par défenestration de leur fils de dix-huit mois) que la femme déjà sujette à des crises de panique de plus en plus délirantes et fréquentes malgré la séance hors de prix avec un célèbre spécialiste de Chicago et la fréquentation régulière d’un psy italien, a basculé, quittant leur luxueuse maison près de l’usine pour l’abri de cantonnier abandonné du bord du Piave où, un temps, Cesare avait élu domicile.

Cesare est le frère jumeau d’Augusto, un jumeau fragile qui ne lui ressemble que peu. C’est à leurs douze ans, quand le père découvre Cesare maquillé et habillé en fille en train de chanter une chanson d’amour devant le miroir, que la vie familiale explose : « Je n’aurais jamais imaginé mon frère jumeau Cesare (…) ce gamin de onze ou douze ans (...) fils d’un père fasciste néonazi et d’une mère catholique intégriste (…) ce gamin vif et irréprochable, innocent et sympathique, ce gamin en personne, maigre, mignon, aimé, ce gamin en personne, mesdames et messieurs, habillé comme une petite salope de tapette. » Depuis ce jour fatal, le père, après avoir furieusement frappé à coups de ceinture le gamin, l’a renié, l’excluant de l’espace commun, interdisant à la mère comme à Augusto de lui adresser la parole. « Pour la première fois de sa vie, de sa longue vie, elle (la mère) avait exigé de mon père que ce prêtre, le caïman, devienne le guide spirituel de mon frère, me dis-je, pour le remettre dans le droit chemin après son exhibition blasphématoire, horrible, humiliante, méprisable, et mon père y avait consenti du moment qu’il ne se montre plus, qu’il reste enfermé dans sa chambre, qu’il mange dans sa chambre, qu’il chie dans sa chambre, du moment qu’il ne se montre plus devant mon père, celui-là c’est plus mon fils, disait mon père. » Dès lors Cesare vit reclus, pris en main par un guide spirituel dont tous au village connaissent le dévouement pour la jeunesse dépravée mais qui de fait, l’apprendra-t-on plus tard, était plus motivé par l’attrait de ces jeunes corps qu’il désirait que par la rédemption de leurs âmes. « Cesare appelait caïman le guide spirituel que notre mère lui avait collé aux basques (…) après que les plaies s’étaient refermées toutes seules sous les pansements posés par ma mère, par ma mère seulement, car dans les hôpitaux on parle trop, on se mêle des affaires des autres, et ça c’est nos affaires, c’est notre linge sale à nous, disait ma mère. » Augusto, l’enfant sage et docile y gagnera un supplément d’attention, de respect et de tendresse. De quoi faire basculer le jeune garçon dans la colère, la haine et la violence envers ce père inflexible qui l’a ainsi brutalement détruit, dans la rancœur aussi pour ce frère qui l’a lâchement abandonné : « C’est pas un père qu’on a, disait Cesare, c’est un nazi qu’on a à la maison (…) juste un connard avec la boule à zéro, disait-il en haussant la voix, (…) un type qui jette des cocktails Molotov sur des gens normaux, comme ça, pour le sport ». C’est la police qui, alors que le père est suspecté d’avoir participé à un attentat meurtrier, lui offrira la vengeance dont il rêvait. Une fois le père en prison, Cesare s’éclipsera sans donner de nouvelles aux siens pendant trois ans, laissant Augusto en tête à tête avec leur mère. Les relations complexes, teintées de jalousie et de culpabilité entre les deux jumeaux se poursuivront bien au-delà de la disparition de leurs parents. Le fait qu’Elisa se méfie de ce double instable et pousse son mari à le sortir de sa vie, n’arrangera rien. « Je ne le supporte pas, disait-elle, elle qui aurait dû se montrer amicale avec lui, elle, professeure de lettres au lycée Canova et lui, artiste incompris, réalisateur solitaire (…) La philanthrope contre le misanthrope, Mary Poppins contre le Capitaine Crochet, elle qui tenait son parapluie bien serré dans ses mains de fée, elle appelait mon frère le monstre, cet homme, cet enfant, ce cinglé qui m’avait privé de mon père presque trente ans auparavant en le dénonçant pour terrorisme de droite, néonazisme, désordres à la gare de Milan, mon cinglé de frère, mon connard de frère jumeau communiste extrémiste révolutionnaire anarchiste et imbécile ». Par sens du devoiret des responsabilités, Augusto continuera néanmoins à aider et assister Cesare dans ses projets. « J’empoignais sa Super8 comme on empoigne un fusil, celui que j’aurais volontiers vidé sur lui depuis trente ans au moins, moi, attentif à la stabilité et à la netteté de l’image pour donner du crédit au néant. »

Sept jours durant, alors qu’Augusto marche le long des rails, le passé par vagues lui revient libérant les fantômes qui le hantent. Il y révèle ainsi peu à peu ses aspirations à construire une vraie famille et à assurer sa sécurité matérielle, y dit la joie d’avoir un fils, y avoue ses renoncements et ses colère, ses échecs, ses failles, ses questionnements restés sans réponse (« le fils était-il assez précoce pour monter seul sur une chaise ? ») et ses secrets les plus profondément enfouis. Il y raconte aussi son voyage au Pantanal sur les traces possibles de son alter ego de frangin. « Le Pantanal n’est pas aussi connu que l’Amazonie (…) il y a de l’eau partout dans le Pantanal, neuf mois par an (…) tout est submergé, des centimètres et des centimètres d’eau recouvrent des kilomètres et des kilomètres carrés et cachent la mousse et les plantes, cachent l’immonde et le monde, cachent en silence les déchets du monde, cachent peurs haines injustices et peines (…) Puis chaque année, le 21 juin, dans cet hiver d’outremonde sans eau et sans averses, l’eau se retire, va lentement se cacher dans un silence de mort, (…) et alors des centaines et des centaines de caïmans émergent dans les rares flaques subsistantes. »
Mais cela c’était avant la mort de Daniele, ce fils qu’il idolâtrait et la disparition du frère. Depuis « Elisa ne fait rien d’autre qu’aller sur la voie désaffectée, pour le reste elle fait ce que je lui fais faire, passivement elle accepte, comme une poupée ou un pantin, Elisa, mon Elisa qui n’existe plus (…) Elisa est morte, et elle respire. »
« J’ai soudain envie (…) de sa peau blanche sous le ciel de plomb, de sa maigreur, de ses petits seins, de ses fesses galbées de quadragénaire, (…) elle tournée, me dis-je en ouvrant ma braguette (…) et moi j’empoigne ma verge en feu et me tourne et me couche sur elle (…) je n’attends ni réaction ni commentaire sous le ciel de plomb qui ressemble au couvercle d’un cercueil enterré. » « Ma vie bonne à jeter, (...) comme le mal, comme le chagrin, comme les égouts qui puent, (…) ne sauver que le corps d’Elisa dans ce bas monde et jeter tout le reste ».             
Ce qu’il met à nu par les mots et les images qu’ils ressasse en boucle c’est sa souffrance et sa chute :« Tu as pensé à ta famille avec honnêteté, tu as accompli ton honnête tâche, ce sale métier qu’est le métier de vivre, tu l’as fait, me dis-je, ou est-ce que par hasard tu n’aurais pas tout détruit, tout foutu en l’air, ta brillante entreprise, tes caoutchoucs, pneus, fumées et pétroles, ta famille, ta femme, ton enfant, ton frère, ta mère et ton père, où sont-ils maintenant, est-ce que tu ne te serais pas foutu en l’air toi-même, toi qui es maintenant comme un ver dans les enfers, dans le trou du cul du monde. » 
Une fin apocalyptique (une inondation effaçant tout avec fureur sur son passage), symbolisant ce tsunami qui précipite Augusto dans l’enfer, vient clore cette litanie du malheur hypnotique comme une tragédie antique.

              Augusto est un personnage fort et complexe. Malgré tous ses efforts, Augusto devenu adulte, empoisonné dès l’enfance par des parents toxiques, victime collatérale de la violence du père elle-même génératrice de haine chez son alter ego, emporté tout jeune par une spirale d’angoisse, de doute, de trahison, de dérobade, de regret et de culpabilité, ne parviendra jamais à sortir du cercle infernal dans lequel le destin l’a enfermé à douze ans. L’image de l’usine de retraitement des pneus polluante et puante qui a enrichi Augusto tout en ravageant l’environnement est à l’image de sa vie : un massacre. Son ambiguïté est troublante et le livre se referme sans que nous puissions vraiment affirmer si c’est finalement une victime ou un manipulateur, un lâche, un fou ou simplement un désespéré magnifique.

C’est par l’inventivité et l’originalité de son écriture que Les braconniers nous capture dans ses mailles, avec ce long monologue délirant qui constitue le récit, avec cette logorrhée verbale désordonnée et hantée qui, à travers Augusto, nous plonge, non sans poésie, dans la complexité de l’âme et la conscience humaine sans nous laisser la moindre pause pour respirer quelques instants. Ces retours en arrière permanents, ces répétitions obsessionnelles qui rythment le récit tout en lui donnant un aspect chaotique sans nuire cependant à sa cohérence, cette parole qui tourne en boucle comme sa pensée elle-même, ces voix intérieures qui péremptoirement s’imposent à lui, génèrent une tension à la limite du soutenable dès les premières pages qui enfle et s’intensifie sans faiblir jusqu’à la toute fin. L’outrance ici absolue concourt bien évidemment au caractère tragique du texte mais accentue aussi son irréalité à la limite de l’onirisme. Les mots sont ici comme l’eau du fleuve, ils gonflent, grondent, charrient la boue, jusqu’à la submersion et la destruction. Dans ce mouvement permanent qui relève par moments du sur-place, chaque chapitre parvient cependant à fournir sa pièce au puzzle, quitte à s’intégrer là où on ne l’attendait pas ou à bousculer les certitudes précédemment acquises.

Le recours au mythes (Orphée et Eurydice, Cain et Abel) permet à Augusto de s’appuyer sur une référence culturelle partagée, solide et fiable pour transcender son cas personnel et ainsi le valoriser. « Je pense à Orphée et Eurydice (…) si je me retournais et que soudain tout s’arrêtait, et qu’Orphée revenait à ses pneus, à son caoutchouc, à son incinérateur, aux sourires, aux conseillers municipaux, aux télévisions qui viennent filmer la perle du prospère Nord-Est, me dis-je en parcourant la voie ferrée désaffectée, Orphée s’est retourné exprès, c’est sûr (…) Et puis (...) je pense à ce con d’Orphée qui ne peut pas rester sans son Eurydice (…) Orphée se fout de savoir pourquoi et comment, de savoir qui mérite et qui ne mérite pas, il se fout éperdument des fautes, des monstres, des squelettes dans le placard, Orphée veut sa femme, il veut la ramener à la vie, il veut la sortir du putain d’enfer où elle s’est fourrée parce qu’il l’aime, tout simplement il l’aime. »
Le parallèle entre le duo composé par Augusto et Cesare avec celui de Cain et Abel – cela aurait pu être aussi Romulus et Remus –, référence commune et intégrée de tous symbolisant la jalousie et la rivalité entre frères jusqu’au fratricide, est presque convenu. Il est à noter cependant que dans cette opposition entre le bon et le méchant, la victime et le bourreau, et au-delà du bien et du mal, Alessandro Cinquegrani se garde ici d’affecter les rôles, semblant même, quant aux mauvaises actions et à la responsabilité de chacun dans cette histoire, renvoyer dos à dos Cesare et Augusto. On ne peut, une fois le livre refermé, que lui en donner raison.
Plus anecdotique, si cela ne renvoyait pas après l’homophobie des parents à une autre forme d’exclusion, l’auteur ajoute aux mythes des croyances populaires locales comme celle des braconniers, repoussés en marge du territoire car différents et donc bien évidemment dangereux, qui font même office de croquemitaine puisqu’ils ont la réputation de manger les enfants : « Au fond mon frère avait toujours été un braconnier lui aussi (…) il faisait des feux de camp le long du fleuve comme les braconniers, et comme les braconniers il passait la nuit au bord du fleuve, comme les braconniers il ne pouvait pas sortir à découvert (…). Alors je me dis ce que je ne veux pas me dire, comme les braconniers mon frère jumeau Cesare mangeait les enfants, la nuit, il les faisait cuire dans de grandes marmites remplies d’eau et d’herbes, me dis-je, un bon bouillon d’enfants. » Cette présence des braconniers au bord du fleuve qui donnent le titre au roman, ces nomades libres vivant dans la nature en butte au  rejet primaire des autochtones, met aussi en valeur l’antagonisme sous-jacent qui oppose Augusto, celui qui n’a toujours aspiré qu’à la conformité, la reconnaissance sociale et la sécurité, que tout pas de côté inquiète voire révulse et Cesare l’homme révolté et non conformiste dont on pourrait penser qu’il a dû appréhender cette communauté avec un intérêt bienveillant. On peut aussi voir chez ces braconniers proches et respectueux de la nature l’antithèse de l’incinérateur de pneus qui détruit tout autour de lui ou de la construction de cette voie ferrée inutile et  désaffectée, « un de ces massacres absurdes de l’Italie centraliste de Rome (…) construite sur la digue du fleuve ». Cette manière détournée d’inviter la question écologique à plusieurs reprises dans son roman de façon presque accidentelle mais non accessoire est particulièrement  intéressante.

Ce premier roman, à la lisière de la réalité, de la folie et du fantastique, à la croisée de la tragédie individuelle, du mythe et de l’histoire italienne est un texte glaçant et fascinant sur le bien, le mal et la culpabilité. Difficile de résister au souffle puissant de ce texte dérangeant à l’écriture envoûtante. Si ce livre, remarquablement traduit par Laura Brignon, n’est pas vraiment une lecture de vacances, il infuse lentement, questionne, chamboule, s’imprime en nous et offre une expérience rare et singulière d’immersion et de submersion. Une livre hors du commun qui révèle un écrivain à suivre.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/07/22)      



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Alessandro  CINQUEGRANI, Braconniers
Do éditions

(Janvier 2022)
144 pages - 17 €


Traduit de l’italien par
Laura Brignon














Alessandro Cinquegrani,

né à Trévise en 1974, professeur de littérature comparée à Venise, a publié des œuvres de critique littéraire. Braconniers, son premier roman, a été sélectionné pour le prix Strega.