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William BOYLE


La cité des marges


Donnie Parascandolo, flic ripoux et violent qui en extra fait l’homme de main pour Big Time Tommy Ficalora, l’un des deux chefs de bande du quartier, est au centre de cette histoire qui se déroule en juillet 1993 à Brooklyn.  Un prologue nous donne le contexte : en 1991, lors d’une mission confiée par Big Time Tommy consistant à mettre la pression sur Giuseppe Baldini, professeur italien lui ayant emprunté 25000 dollars, pour qu’il commence à rembourser sa dette, Donnie fortement alcoolisé décide, par haine ou par jeu et contre l’avis de ses deux acolytes Sottile et Pags,  de jeter du haut d’un pont ce joueur minable qui ne se défend même pas au lieu d’appliquer la graduation habituelle des avertissements et sanctions qui aurait consisté à donner au mauvais payeur une bonne raclée voire à lui casser quelques doigts pour se faire mieux comprendre. On retrouvera le corps un peu plus loin le lendemain ou surlendemain.  Cet acte vaut à Donnie une sévère engueulade du patron qui n’aime pas que ses agents improvisent et suppriment inutilement ses débiteurs à leur guise. Quant à la police locale qui laisse volontiers les Italiens régler leurs comptes à leur façon sans s’en mêler outre mesure, elle se satisfera de la thèse du suicide sans mener la moindre enquête.  Outre ces personnages, ce prologue évoque aussi très brièvement l’ex-femme de Donnie (Donna), sa maîtresse (Suzy), Antonina (jeune adolescente) et Mickey (étudiant punk).  

On se retrouve ensuite deux ans plus tard, presque date à date, dans le même quartier où Donnie Parascandolo, Ralph Sottile et Tony Pagnanelli (dit Pags) effectuent toujours des missions spéciales pour Big Time Tommy. Donnie par contre s’est fait virer de la police pour avoir agressé physiquement son supérieur un soir de beuverie.
La mort de Giuseppe n’a pas annulé sa dette mais Big Time Tommy a accepté vu les circonstances de ne pas y ajouter de pénalité et d’intérêt, de la suspendre momentanément avant d’en échelonner les remboursements par égard pour sa veuve Rosemarie et son fils Mickey. Avec le coût des funérailles organisées pour cet époux aimé laissant à sa famille ses dettes et les mensualités de remboursements de la maison, Rosemary, malgré ses soixante-dix heures de travail par semaine en maison de retraite, n’en a réglé jusqu’à présent qu’à peine un cinquième. Cela l’angoisse. Mickey qui a arrêté l’université pour épauler sa mère ne trouve au mieux que des petits boulots de courte durée et mal payés à offrir en renfort. L’atmosphère familiale est pesante. Tous deux en veulent au lâche dont la police est venue un soir annoncer le suicide. C’est alors que Mickey rencontre l’amour avec Donna Rotante – « la plupart des gars de son âge ne la trouveraient sans doute pas belle. Lui, oui. Il en tire une certaine fierté. C’est génial qu’elle revendique de ne pas ressembler à une jeunette et dise aimer faire son âge. Elle sait qui elle est et ça lui donne confiance en elle (…) il aime qu’elle ne se maquille pas beaucoup. Il aime qu’elle ait des rides, des petites lignes autour des yeux et de la bouche. Et elle a une silhouette qu’aucune fille de vingt ans ne pourrait avoir » – et presque simultanément découvre la vérité sur le décès de Giuseppe. Cela va faire basculer sa vie.
En marge de cette histoire, la jeune Antonina Divino prépare son avenir : « Elle ne baise pas avec Ralph. Il n’a jamais tenté un truc dans le genre. Il aime simplement lui parler du lycée et de ce qu’elle veut faire dans la vie. Et lui filer de l’argent. Elle ne lui demande pas d’où il provient ce fric, elle le met de côté. Grâce à ça, une fois qu’elle aura obtenu son diplôme, elle pourra se barrer plus facilement. Elle veut se tirer de Brooklyn au plus vite. Peut-être atteindra-t-elle Manhattan ou ira-t-elle au nord de l’État ou plus loin encore. »     
Pendant ce temps Donnie sous le nom de Don rencontre Ava Bifulco, veuve de son état et patronne de la maison de retraite où travaille Rosemarie Baldini. Très amoureux, Don la couvre de cadeaux et lui propose un voyage en Italie. Ava « a l’impression qu’il lit dans ses pensées ce désir d’aventure. Ce désir de vivre une nouvelle vie et d’expérimenter de nouvelles choses pendant que c’est encore possible ». Nick, son fils, un looser de vingt-neuf ans qui donne des cours de rattrapage scolaire en se rêvant scénariste pour le cinéma, vit encore chez elle. Reconnaissant dans le nouvel ami de sa mère un ex-policier dont le portrait s’était retrouvé il y a une bonne année dans le journal, le jeune homme croit trouver en lui le personnage qui lui manquait pour raconter Brooklyn. Alors il se lance dans une enquête sérieuse entre archives et interviews pour mieux saisir son personnage, ne se doutant pas un instant des dégâts que le fait même de remuer le passé peut provoquer. Après avoir accumulé suffisamment d’informations sur le flic ripoux pour être convaincu qu’il tient là le bon filon pour son scénario sans en avoir encore écrit une ligne, il contacte Phil Puzzo, un ex-voisin de vingt ans plus âgé devenu auteur à succès, pour solliciter son avis, ses conseils et finaliser son projet. L’affront sera cuisant. 
Ava Bifulco, son fils Nick avec sa copine Alice et l’écrivain Phil Puzzo sont des personnages nouveaux, au sens de non mentionnés dans le récit de l’été 1991 qui sert de prologue, venus, par la nature du projet de Nick, à la fois réveiller le passé et lui esquisser un devenir ...     

       Si La cité des marges semble initialement s’inscrire dans la lignée des purs polars américains avec ses flics corrompus, la pègre qui œuvre dans l’ombre avec ses règlements de comptes et ses recouvrements de dettes violemment persuasifs, le roman de William Boyle bascule assez rapidement dans le récit plus social du quartier italien de l’arrondissement de Brooklyn où s’est installée une petite classe moyenne issue de l’immigration qui à force de travail a réussi à se faire une place et à se sentir partie prenante du rêve américain même si la vie y est rude et la rue tenue par la mafia (également d’origine italienne) souvent insécure. Dans cette petite Italie, les mamas que sont ici Rosemarie et Ava, femmes soumises à leur époux, perpétuent à travers la vie ordinaire du foyer, par leurs expressions, leur cuisine, leur comportement avec leur progéniture et leurs chansons, le souvenir de cette Italie qui, même si elles n’y ont personnellement jamais mis les pieds et qu’elles ne la connaissent que par les récits et traditions familiales, constitue leur identité profonde. Les parents économisent pour permettre à leurs enfants (ainsi Nick, Mickey et Antonina) d’étudier à l’université afin de se garantir un avenir plus confortable.

Encadré par un prologue centré sur l’assassinat de Giuseppe Baldini par Donnie Paranscadolo en juillet 1991 et un épilogue où interviennent Nick Bifulco, Antonina Divino et Mickey Baldini (la jeune génération donc) en décembre 1994, ce roman choral se construit autour de quarante et un courts chapitres concernant ce mois de juillet 1993, portés chacun alternativement par l’un des sept protagonistes essentiels que sont Donnie mais aussi Ava et Nick Bifulco, Rosemarie et Mickey Baldini, Donna Rotante et Antonina Divino, nous rapportant leurs actes, leurs propos mais aussi leurs pensées intimes. Le lecteur qui découvre le récit de chacun des personnages en sait donc plus par cette lecture active et globale que chacun d’entre eux. À travers ces aller-retours qui constituent une fresque vivante et foisonnante où les personnages se croisent et interfèrent les uns avec les autres, Alice, petite amie de Nick, et Phil Puzzo, l’écrivain à succès,  ne nous apparaîtront qu’à travers les propos du fils de Rosemarie, Giuseppe, qu’en souvenir à travers les propos de sa femme et son fils, Ralph à partir de ceux d’Antonina. Et ce n’est qu’à travers ses dialogues avec Donnie, Ralph et Pags, Rosemarie et Mickey que le mafieux Big Time Tommy Ficalora, doté d’une vraie personnalité derrière la caricature première, aura la parole.

La mort violente est toujours, partout, ici en suspens. Si par moments le lecteur pressent le drame, à d’autres elle s‘impose sans qu’on l’ait vue venir. Les deuils du passé aussi font ici sujet, celui d’un époux aimé pour Rosemarie et Ava, celui d’un enfant et d’une épouse pour Ralph, d’un enfant pour Donna, d’un fils adolescent pour Donnie. L’auteur en explorant les blessures profondes et encore ouvertes de ses personnages avec respect et tendresse, même pour l’affreux Donnie, parvient alors à éveiller chez le lecteur au fil de leurs différentes interventions une forme d’empathie avec ces êtres, bourreaux ou victimes, qui vivent en permanence au bord d’un gouffre et peuvent à tout moment basculer. Il est vrai que le Brooklyn de William Boyle entre violence et ennui a un goût d’enfer et son roman un air de tragédie. Certains, murés dans l’immobilité, rêvent d’une vie meilleure de l’autre côté du pont sans jamais oser partir et si des jeunes attendant avec impatience l’université pour s’évader s’installent sur place et ne reviennent plus qu’occasionnellement visiter leurs parents, d’autres rentrent chez leur mère une fois leurs études finies.  Enfin il y a ceux, acculés, que seules des circonstances extérieures poussent à fuir ou à s’enterrer là.
Si La cité des marges est le portrait du quartier italien de Brooklyn c’est aussi un roman sur l’amour et la famille. Ici on respecte les familles et même le truand Big Time Tommy fera preuve d’une relative bienveillance envers Rosemarie quant à la dette laissée par son mari qu’il lui reste à honorer. Ici ce sont les femmes, les mères, qui incarnent le foyer. Mêmes accablées affectivement et financièrement par la disparition de leur époux, elles se montrent fortes et aimantes. Mais si ces belles figures de femmes se montrent ici combatives, courageuses et admirables, la relation hyper-protectrice voire possessive qu’elles tissent avec leur fils unique fragilisé par l’absence de leur père, peut aussi s’avérer étouffante et toxique. Cette relation mère-fils quelque peu pathologique que l’on retrouve pareillement chez Rosemarie et Ava sera d’ailleurs au cœur d’un des drames du roman.

L’intrigue de La cité des marges est bien construite, portée par un rythme vif, émaillée de très nombreux dialogues. Le style de William Boyle est à la fois très oral et visuel. Son écriture est empreinte d’autant de sensibilité que d’humour.  L’auteur qui est né et a grandi à Brooklyn où il a exercé le métier de disquaire spécialisé dans le rock américain indépendant, jalonne ses chapitres de multiple références musicales (entre autres : Bruce Springsteen, Garland Jeffreys, Otis Redding, Neil Young, Patti Smith, Joni Mitchell…). Grand amateur de cinéma il y évoque aussi Tarentino, Scorsese (Mean Streets), Polanski (Frantic)… sans oublier pour la littérature un hommage à Hunter S. Thompson et à Herbert George Wells.

Ce portrait de Brooklyn sur fond de magouilles, d’oppression, de violence, de vengeance, d’alcool et d’horizon bouché mais aussi d’amour, de musique, d’espoir, de quête de sens et du bonheur, est empreint d’une profonde humanité. 
William Boyle nous gratifie de plus dans ce polar sociologique et psychologique mouvementé aux personnages attachants, aux situations variées et au ton juste, d’une singulière mise en abyme sur le roman lui-même et le métier d’écrivain qui ne manque pas de sel. La fin ouverte presque joyeuse est fort bienvenue.
Un roman qui ne saurait laisser indifférent.   

Dominique Baillon-Lalande 
(20/06/22)    



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Noir & polar







William BOYLE, La cité des marges
Gallmeister

432 pages - 24,40 €


Traduit de l‘américain
par Simon Baril











William Boyle,
né à Brooklyn en 1978, a déjà publié cinq romans (traduits en français) et un recueil de nouvelles.


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