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Shokoofeh AZAR


Quand s’illumine le prunier sauvage


Le récit commence sur la figure de la mère, Roza, qui en 1988 avait élu domicile au sommet d’un arbre pendant trois jours et trois nuits pour prendre de la distance avec son existence et l’avenir de sa famille, alors que son fils  Sohrab, arrêté par les gardiens de la révolution pour s’être soustrait à ses obligations militaires et avoir « lu divers pamphlets de la guérilla fedayin du peuple iranien » venait d’être exécuté sans jugement préalable à la prison d’Evin alors qu’elle n’en savait rien. Peu de temps après qu’un incendie eut ravagé leur maison en 1979 entraînant dans les toutes premières heures de ce qui sera nommé la « Révolution islamique d’Iran » la mort de Bahar, treize ans, fille de Roza et Hashang, la famille avait fui la grande ville pour échapper à l'oppression et protéger ce qui leur restait d'espoir et de liberté. « Nous ne demandions qu’à disparaître en silence de cette page souillée de l’histoire de Téhéran, une histoire de plus en plus violente, meurtrière et haineuse. »

Après avoir longtemps cherché, ils découvrent par hasard dans la région montagneuse de Mazandaran un petit village isolé nommé Razan, caché par la nature, exempt de toute communication routière avec la ville, sans électricité et exclu de tout apport technologique moderne. Les habitants en étaient des gens simples vivant là depuis toujours, illettrés pour certains, ne se préoccupant que des récoltes auxquelles ils devaient leur survie, de leur famille, des plantes médicinales nécessaires pour les soigner et de la météo. Ils n’auront vent de l’existence de la Révolution islamique de 1979 que sept ans plus tard. C’est sur un terrain en friche qu’une communauté zoroastrienne avait choisi il y a plusieurs siècles pour y dresser un de leurs temples du feu que la famille iranienne athée, citadine, bourgeoise et nourrie de culture internationale s’installe. Dans cet endroit paisible au plus près de la nature, ils se construisent un refuge discret où avec quelques livres, des légumes, des poules et loin du regard du gouvernement, ils retrouvent malgré le deuil de leur fille une sorte d’apaisement. « J’appris peu à peu à fermer les yeux et à concentrer tous mes sens dans celui de l’ouïe pour mieux entendre le soupir des fleurs. J’appris alors à faire la différence entre le soupir du bouton de rose et celui de la fleur de figuier. Celui de la rose ressemble à un doux baiser qu’un amant timide pose sur les lèvres de sa bien-aimée humide et plein d’intensité ; l’éclosion de la fleur de figuier ressemble plutôt au baiser qu’envoie la bien-aimée à son amant, un baiser aérien soufflé dans le vide par des lèvres en tulle. »
Mais l’Iran qui a besoin d’hommes pour mener sa guerre contre l’Irak ratisse tout le pays pour enrôler en masse et la République Islamique ne saurait tolérer des zones mêmes isolées qui ne respecteraient ni ses lois, ni le Coran ou qui passeraient entre les mailles du filet de sa grande révolution culturelle.  « À peine neuf ans plus tard la route qui menait au village tremblerait sous le poids d’une voiture dans laquelle se trouvaient un mollah et ses gardes du corps ». Les arrestations et les exécutions s'enchaînent sans que les familles n’en soient averties et les lieux mêmes de sépulture des victimes sont tenus secrets condamnant les âmes des martyrs de la révolution à « rôder en attendant l'heure de la vengeance ».

Pendant le même temps, la tante Turan et ses enfants ont pactisé avec les djinns de la forêt, on assiste à une interminable et violente tempête de neige noire sur le village, les zoroastriens sauvent le village de la misère grâce à un trésor antique, Beeta se transforme en sirène et les libellules vertes ou bleues gouvernent les amours...

 

                 Le lecteur comprend vite que la narratrice de cette histoire est Bahar, fille de Roza et de Hashang et sœur de Sohrab et Beeta. Sa mort tragique encore enfant en fait un fantôme bienveillant, taquin même, qui non seulement est spectatrice de la vie des siens pour nous en rapporter indirectement l’histoire mais aussi plus directement en interagissant avec eux lors de nombreux dialogues avec sa sœur et son père de façon presque naturelle. Ce constant mouvement de balancier entre les morts et les vivants (et aux côtés de Bahar, de nombreux autres fantômes interfèrent dans l’action ou prennent ici la parole) est un des charmes de ce récit. Il y a dans Quand s’illumine le prunier sauvage, du réalisme magique bien dosé qui n’édulcore ni ne gomme les horreurs et exactions commises par la République islamique d’Iran mais ne réduit pas ce que fut et ce qu’est ce pays à cette seule composante. Ces à-côtés sont aussi une façon décalée de relater une réalité insoutenable. Ils insufflent dans l’évocation du destin tragique d’une famille semblable à tant d’autres, détruite par la Révolution islamique puis la fondation d’une République Islamique plus répressive encore, une distance, une profondeur onirique et un rapport au surnaturel, au conte et à la poésie, un apaisement fort salvateur.
Ainsi la douzaine de pages du septième chapitre entièrement centré sur l'Ayatollah Khomeini vieillissant, relève du pur registre fantastique avec la construction d’un « palais des miroirs » labyrinthique à l’achèvement impossible qui devient la seule obsession du tyran en fin de vie. Cela donne lieu à une scène complètement délirante et très cinématographique où l’humour trouve aussi place avec ces ultimes paroles attribuées au guide suprême au seuil de la mort : « Il m’aura fallu quatre-vingt-sept ans pour comprendre que la logique intellectuelle du monologue est fondamentalement différente de celle du dialogue ». Une phrase qui fait sourire mais qui pourrait en faire réfléchir plus d’un.   
Par ailleurs, l’introduction comme personnages des zoroastriens (le zoroastrisme ayant été la religion de la Perse en 2000 avant J-C) comme sauveurs du village, celle des djinns, ou le recours aux figures des hirondelles, des libellules ou des fleurs faisant écho à la culture poétique de la Perse classique, fournissent d’autres éléments à cette histoire ancrée dans l’Iran du XXe siècle pour l’ouvrir à celle riche et composite de la Perse sur une période fondatrice majeure bien plus longue.
 
Les incessants retours en arrière et le désordre chronologique assumé qui en découle ne nous donnent que très peu de repères temporels et accentuent cette impression de monde parallèle et d’irréalité. Ces digressions et incursions multiples permettent aussi à Shokoofeh Azar d’éclater son récit comme une narratrice de treize-ans pourrait le faire sans entamer sa cohérence intérieure et en y glissant une certaine légèreté et une vivacité. Cela, pour celle qui s’est exilée en Australie en 2011, est peut-être aussi une façon de donner place dans ce récit, au-delà de la Révolution islamique et de la dictature théocratique qui s’en suivit, aux odeurs, aux couleurs, aux détails de peu d’importance mais qui ont aussi fait son quotidien pendant quarante ans. De se replonger également dans les contes, les livres, les mythes, la richesse culturelle, le rapport intime à la nature et dans cette culture perse qui a bercé son enfance en famille. Ce premier livre, brouillant les pistes, oscille donc entre autobiographie, fiction et fantastique. On ne s’en étonnera pas tant il y a dans ce roman un vibrant hommage à la littérature en général et à la fiction en particulier. La liste des références littéraires et des écrivains cités dans Quand s’illumine le prunier sauvage est si longue et si éclectique que je me limiterai pour en illustrer la diversité à mentionner Jean-Paul Sartre (puisque Beete évoque assez longuement La Nausée lors du retour de son retour à Razan), Kafka (pour La Metamorphose lu à haute voix par Bahar à Beete), Baudelaire (pour un poème du Spleen de Paris récité par le père après une séance d’autodafé), Rûmi (dont Beete récite quelques vers lors du même événement) et enfin Gabriel Garcia Márquez cité brièvement mais au moins quatre fois pour Cent ans de solitude.
Le livre pour Beete, sa sœur, son père et toute sa famille paternelle, est au centre de tout. « La lecture avait toujours été le premier et l’ultime refuge de notre maison. » Ellefait lien entre les membres de la famille sur quatre générations, sert de remède pour chasser le désespoir, aide à se connaître et à appréhender le monde. « La vie est trop imparfaite, voilà qui nous pousse à nous réfugier dans les rêves. (…) Je pense que l'imagination est au cœur de la réalité, en tout cas, elle est essentielle pour comprendre le sens et la vérité les plus immédiats de la vie ». Dans Quand s’illumine le prunier sauvage, le livre se fait aussi symbole de liberté, de lutte et d’espoir. N’est-ce pas la raison pour laquelle sous toutes les latitudes à travers l’Histoire, les dictatures ont toujours considéré le livre comme un objet potentiellement dangereux, les interdisant et les brûlant en public ? La raison qui amène les gardiens de la révolution à incendier la maison pleine de livres du père et de recommencer dans un autodafé public à Razan pour ceux qu’il a pu sauver ou récupérer ?

Autre particularité de ce roman, la présence de l’amour dans sa dimension physique comme littéraire, des femmes et des corps. Quand s’illumine le prunier sauvage raconte l’éveil des jeunes filles à la sexualité, magnifie l’amour et le plaisir de celles que le régime exclut, s’empare des sujets que la théocratie balise à coups d’interdits et de sanctions. Les propos et l’attitude de Roza et Beete prônant l’amour sans contrainte, la fête des sens et la libre expression des corps, qui ne sont pour elles qu’une évidence suite à l’éducation qu’elles ont reçue, se transforment soudain face au contexte iranien en acte politique faisant de Roza, Beete et Bahar des êtres forts, engagés et rebelles. Hashang, son père et son grand-père, par leur culture humaniste, sont aussi à leur façon des résistants politiques et des partisans de l’égalité entre hommes et femmes comme l’éducation que celui-ci a reçue puis donnée à ses deux filles en témoigne. 
S’il nous faut pour pénétrer et se laisser séduire par ce roman où une scène de torture succède à une cérémonie organisée par des djinns au plus profond de la forêt, accepter de mettre un temps notre esprit cartésien en pause pour se laisser porter dans un ailleurs dont nous n’avons pas toutes les clés, les mots, l’écriture, la beauté des images, la musique et le rythme du texte nous y aident amplement. Une fois qu’il a lâché prise, c’est le plaisir, la surprise et l’inconnu que le lecteur trouve à ce rendez-vous rare et singulier avec ce récit historique réaliste traversé de fulgurances poétiques, folkloriques et fantasmagoriques.

Quand s’illumine le prunier sauvage est un livre historique fort et engagé qui prend le parti pris de l’humanité, de la résilience, de l’espoir et de la vie qui s’entrecroise avec un récit sensible qui ose l’imagination, la sensualité et le fantastique. Il en résulte un roman original, habité et halluciné, qui cultive sa part de mystère.   

ébloui par la parfaite maîtrise du plus grand des auteurs ukrainiens contemporains.      

Dominique Baillon-Lalande 
(29/06/22)      



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Lectures







Shokoofeh AZAR,  Quand s’illumine le prunier sauvage
Charleston

(Août 2021)
320 pages - 22,50 €




10/18

(Août 2022)
312 pages - 8,20 €



Traduit par
Muriel Sapati














Shokoofeh Azar,

née en Iran en 1972, journaliste plusieurs fois arrêtée pour ses articles, a décidé de fuir son pays et obtenu l’asile politique en Australie en 2011.
Quand s’illumine
le prunier sauvage

est son premier roman.