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Frédéric VERGER


Sur les toits


Le narrateur, maintenant octogénaire, raconte sa vie sur les toits de Marseille, avec sa petite sœur, de l’été 42 au printemps 43. Beaucoup de monde, majoritairement des enfants, se sont réfugiés sur les toits pour échapper à la police ou à diverses menaces. C’est toute une société avec ses codes et ses règles que le héros découvre, au fil des jours. C’est aussi une prise de risque perpétuelle, les toits sont brûlants l’été, gelés l’hiver, glissants sous la pluie, balayés par les rafales les jours de mistral. L’auteur a créé un univers original et passionnant où nous accompagnons des personnages très attachants tirés brutalement de leur cocon familial.

Tout commence avec l’hospitalisation d’une chanteuse anglaise…
« Ma mère était une danseuse et chanteuse anglaise, dont la carrière — si l'on peut utiliser ce mot pour une succession d'engagements qui en dépit de sa persévérance et de ses calculs tinrent toujours de l'accident — commença à Londres et finit à Pantin. »
« Son charme lui avait permis de trouver facilement des engagements, mais à Paris elle exerça à partir de 1935 dans des music-halls de plus en plus minables, dont le dernier, le seul que je me rappelle car j'y fis de modestes débuts sur scène, était situé à Pantin et s'appelait le Lux Robinson.
Elle décrocha ce dernier engagement en 1938. J'avais dix ans, ma petite sœur Liola cinq, et nous n'avions jamais vécu qu'avec notre mère. Mon père était mort peu après ma naissance et celui de ma petite sœur — ou demi-sœur — avait disparu, semblable à ces fantômes dont on ne sait s'ils méprisent les vivants ou si les vivants les chassent. »
« Lors de la débâcle de 40, malade, sans travail, sans ressources, ma mère nous entraîna dans une fuite vers le sud, espérant trouver un port où elle pourrait s'embarquer pour l'Angleterre. »
« Nous finîmes par échouer à Marseille à la fin de l'automne. Ma mère n'avait bientôt plus d'argent et elle trouva à se loger pour presque rien dans le logement de la rue Carabat, située dans un coin du Panier si vétuste et mal famé que certains immeubles abandonnés, véritables ruines, se trouvaient occupés par des misérables qui y campaient plus qu'ils n'y logeaient. Encore dut-elle promettre à la propriétaire d'effectuer pour elle des travaux de couture qu'elle montait par bassines pleines. Après quelques mois elle apprit que les citoyens britanniques devaient quitter les localités du littoral sous peine d'être internés. C'est à ce moment, alors qu'elle ne quittait plus guère son lit, qu'elle décida de ne pas se faire recenser et me demanda de bâtir un abri sur les toits.
Au sommet d'une montée légère entre deux hautes cheminées, j'avais tendu un drap qui protégeait un espace étroit mais plat et cimenté jonché de vieilles couvertures trouvées dans l'appartement. Nous pouvions nous abriter du soleil et même nous y étendre tête-bêche. »
Voilà les deux enfants sur le toit, avec un chardonneret dans une cage.

Une fois leur mère hospitalisée, plus question de quitter les toits. Ils vont y rester une année pendant laquelle le narrateur va chercher où a été conduite sa mère. Est-elle morte ou encore vivante ? Dans quel hôpital, hospice ou maison de repos ? En cette période de guerre, les lieux possibles sont nombreux à Marseille.

Tout en menant son enquête, il doit assurer sa survie et celle de sa sœur, trouver à boire et à manger, changer de lieu quand la police les poursuit, construire de nouveaux abris, se protéger contre toutes les menaces…

Au fil des jours, il prend de l’assurance, se déplace plus vite, saute d’un toit à l’autre, par-dessus les ruelles très étroites du quartier du Panier. Il découvre aussi tous les vasistas et les trous dans les toits qui permettent de descendre au niveau de la rue sans emprunter les escaliers et sans être repéré. Il faut dire que beaucoup de maisons sont insalubres, murées, à la limite de l’effondrement, de nombreux appartements abandonnés par leurs occupants, le quartier est un vaste terrain de jeu et d’aventure pour les enfants des rues.

Le narrateur rencontre toutes sortes de personnages plus ou moins sympathiques ou inquiétants, à commencer par un ancien brigadier, assassin en fuite, joueur professionnel de billard qui va l’embaucher pour trouver des joueurs à plumer dans les académies de Marseille et les lui amener dans l’ancien bistrot – avec un billard – où il a trouvé refuge mais dont il ne peut pas sortir sans risquer l’arrestation et la guillotine. Ce modeste emploi permet au jeune garçon de visiter la ville et de se perfectionner dans diverses techniques de débrouillardise.

Sur les toits, vit toute une faune d’enfants et d’adolescents avec des clans, des chefs et des exécutants, avec une hiérarchie et une grande violence. C’est la cour des miracles transposée en hauteur. Le narrateur, qui n’a pas froid aux yeux et se déplace comme un vrai chat de gouttière, parvient à se faire admettre et à trouver sa place, à la fois respecté et indépendant.

Outre les diverses bandes, il va rencontrer Stella, une adolescente qui n’a d’yeux que pour Maccia, un autre mystérieux vagabond, mais aussi un peintre irlandais très malade, une famille grecque et beaucoup d’autres personnages hauts en couleur.

Outre les salles de billard, il découvre aussi des lieux pleins de magie malgré leur décrépitude comme le théâtre du Paradis Sardine ou un cinéma encore en activité. « J'étais au pied d'une cascade de fauteuils écarlates semblable à un peuple de juges endormis car leur couleur de sang dégageait la même impression de volupté cruelle que les robes des magistrats. »

L’auteur nous fait partager les émotions, les sensations des personnages, nous fait ressentir les effets du climat, le vent, la chaleur, la pluie, le gel mais aussi tout l’univers sensoriel de ce quartier en déshérence, les sons, les odeurs, les couleurs avec une langue imagée et parfois poétique. « Rue de la Prison, les tuiles avaient un clapotement clair et sonore de galets, rue Olives elles grinçaient en gémissements râpeux. Du côté des toits un peu pourris de la rue de la Guirlande elles craquaient avec le bruit sec d'une branche, et rue Toulisse, très abîmées, elles explosaient en ne laissant qu'un petit tas d'écailles. » « Toutes les odeurs, portées par un vent léger, me semblaient poivrées et délectables, celle de la poussière humide, l'odeur d'égout, de pisse, de vieux tonneau, et de temps en temps, à en faire tourner la tête tant elle me semblait exquise, celle de la mer. Les formes biscornues des pans de murs se découpant sur le ciel bleu, les couleurs brune et rose des tuiles qui craquaient sous mes semelles, tout cela frappait mes sens avec une intensité extraordinaire. »

Il nous fait profiter aussi des histoires et des légendes que se transmettent les réfugiés des toits, des récits de crimes et de vengeances, ou des mystères comme celui de l’Atlantide. « C'est un pays qui n'existe pas, c'est-à-dire c'est un pays qui a existé, mais il a été englouti par la mer, alors peut-être, je me suis dit un jour, parce qu'il ne faut pas croire que je ne suis qu'un voleur et un menteur comme tu crois, un baiseur et un coureur de toits, moi aussi je réfléchis, et même je rêve, alors je me suis dit un jour, ici à Marseille où échouent tous les miséreux, les galeux, les métèques de partout, même les chanteuses anglaises, pourquoi qui n'y auraient pas échoué aussi, les Atlantidiens… » Les Marseillais, « parfois quand ils regardent la mer tu comprends ils ont comme une tristesse, un instinct, ils ont l'impression comme je te dis, qu'ils viennent de là-bas, de l'autre côté des vagues... C'est l'Atlantide qui les appelle. Mais elle n'existe plus, alors pourquoi bouger ? Alors tu ne bouges pas. Tu restes le cul sur les tuiles. Mais la tristesse elle reste avec toi. »

Frédéric Verger réussit là un roman profondément humain, magnifiquement écrit, avec un narrateur attachant, curieux et audacieux, dont les aventures oscillent sans cesse entre le rire et l’émotion, selon qu’il parcourt les toits et la ville en quête de nouvelles rencontres pas toujours recommandables ou qu’il se concentre sur la protection de sa sœur et la recherche de sa mère. Après avoir obtenu plusieurs prix littéraires dont le Goncourt du premier roman en 2014, l’auteur poursuit un beau parcours. C’est aujourd’hui son troisième volume. Soyons sûr qu’il y en aura d’autres. À suivre…

Serge Cabrol 
(14/12/21)   



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Lectures









Frédéric VERGER, Sur les toits
Gallimard

(Août 2021)
400 pages - 21 €

Version numérique
14,99 €


Prix Giono 2021













Frédéric Verger,

né en 1959, enseigne le français dans un lycée de la banlieue parisienne.
Sur les toits est
son troisième roman.