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Alia TRABUCCO ZERÁN


La soustraction



Le roman débute lors de la soirée du référendum chilien de 1988 qui réunit exceptionnellement à Santiago Hans, Ingrid et leur fille Paloma venus de Berlin avec leurs anciens compagnons de lutte Rodolfo (alias Victor) et son épouse Consuelo (alias Claudia). Eux avaient réussi à fuir la dictature militaire de Pinochet en sautant le mur de l’ambassade d’Allemagne tandis que Rodolfo avait le même jour été arrêté, torturé puis relâché huit mois plus tard physiquement et psychologiquement brisé, que Consuelo s’était réfugiée dans la clandestinité et que Felipe avait « disparu » définitivement. Tous appartenaient alors à la même cellule révolutionnaire. Ingrid et Consuelo, amies de longue date, sont malgré l’éloignement géographique toujours restée en contact. C’est lors de cette visite de 88 que leurs enfants respectifs, Paloma née à Berlin et Iquela née à Santiago, toutes deux collégiennes, s’étaient rencontrées pour la première et unique fois avant que Paloma ne revienne à Santiago en 2011 pour enterrer sa mère dans son pays d’origine comme elle en avait exprimé le désir. Pour des questions administratives la fille était arrivée à Santiago un jour avant le cercueil de sa mère mais les cendres dues à l’éruption volcanique du Puyehue qui recouvraient une part du Chili, dont Santiago, obligea le vol affecté au rapatriement du corps à atterrir en Argentine. Au volant d’un vieux corbillard loué dans la précipitation, Paloma, accompagnée par Iquela et Felipe-fils, partent donc à Mendoza récupérer la défunte afin que son inhumation puisse avoir lieu comme prévu dans la capitale. C’est ce road-trip funèbre, cocasse et mouvementé, à travers les Andes qu’Iquela et Felipe nous racontent au présent.

             Le jeune Felipe qui n’a aucun souvenirs de ce père « disparu » lors de la dictature et d’une mère décédée quelques années plus tard d’un cancer alors qu’il était encore enfant, a été élevé à la campagne par une grand-mère paternelle aimante mais âgée et dépressive avant d’être pris en charge par Consuelo. Ce presque frère d’Iquela est un garçon fortement perturbé qui s’est construit un monde parallèle basé sur le décompte compulsif des morts connus ou inconnus qu’il recense avec de multiples et sinistres statistiques dans son carnet lors d’errances hallucinées dans les rues de Santiago, pour tisser une fresque jamais achevée de la mort. De ce délire mathématique qu’accompagnent une fascination pour la mort, une recherche de la souffrance et une fuite dans l’alcool, il a fait paradoxalement sa raison de vivre et sa prison. Aux cadavres des victimes de la junte militaire il ajoute ceux que la pauvreté et la violence urbaine abandonnent dans les rues de Santiago. « C’est que le pacte du silence a créé, dans ce pays, beaucoup trop de morts sans corps ni mémoire. » (Site de l’éditeur)  
Iquela est la fille unique d’un père qu’elle n’avait jamais connu autrement que « déjà mort une fois », comme il le disait lui-même des années avant que le cancer ne l’achève peu de temps après la visite d’Ingrid et Hans, et d’une mère portant les souffrances de son époux et de son pays sur ses épaules.  « La mémoire de ma mère fonctionnait comme une géographie de ses morts. » Elleest tout aussi tourmentée que Felipe mais de façon plus secrète, mieux maîtrisée, avec un désespoir retenu. Si Felipe est plus âgé, c’est elle pourtant qui tout comme sa mère le protège, le porte, comme elle tient les rênes de ce récit. Iquela aussi aime compter mais ce sont les vingt-quatre marches qui mènent au perron qui focalisent son attention, le nombre de sucres mis dans le café ou les années qui passent. Elle ne tient aucun registre, ne s’adonne à aucune liste et aucun calcul mais observe, met en chiffres la réalité brute qui s’impose à elle pour en garder le contrôle et la traduit en mots en opposition au silence assourdissant de ses parents. De là, peut-être lui est venu le choix de son métier de traductrice. Une intense complicité, un secret partagé, le poids de la mort sur leurs existences et un amour infini, lient ces deux-là plus sûrement que des liens du sang. Ce sont deux inséparables partageant le même héritage et les mêmes angoisses. Si la jeune femme s’est laissé entraîner à Mendoza c’est presque à regret, plus pour rester aux côtés de son frangin de cœur que par solidarité avec la « rock-star » qui l’avait éblouie il y a vingt ans.
Paloma, par sa différence culturelle, son enfance heureuse, son métier de journaliste gastronomique, étrangère au territoire qu’ils traversent, à ceux qui l’habitent et à ce passé mortifère qui asphyxie depuis l’enfance ses compagnons de voyage, se révèle sous les traits d’une jeune femme gâtée et sûre d’elle, à moins qu’elle ne cherche par son attitude à se protéger en instaurant une distance avec  ces compagnons de fortune qui lui sont bien utiles mais dont le comportement reste pour elle une énigme. Quand parfois, sans excès et un bref instant, «la gringa» manifeste  sa contrariée face aux obstacles imprévus qui ralentissent ou risquent de faire avorter sa mission filiale, elle retrouve vite son  calme. Elle n’est ici que de passage et reprendra bientôt l’avion pour retrouver sa vie berlinoise là où elle l’a laissée avant de prendre l’avion pour le pays de ses parents qui n’a jamais été le sien. Alors que Felipe s’amuse de cette fille « plus légère qu’un paquet de pop-corns »,  Iquela, assez extérieure à la mission comme à l’inconnue venue d’un ailleurs libre et insouciant aussi inimaginable pour elle qu’inaccessible, ne voit en elle que la fille d’Ingrid que sa mère lui a demandé d’aider et l’opportunité du plaisir charnel que ce corps qui l’attire peut ponctuellement lui offrir.  

La soustraction interroge la mémoire officielle du Chili, « un pays toujours assailli par les ombres noires de la dictature » à travers les dommages qu’elle a produits chez les enfants nés sous Pinochet dans des familles hantées par la violence, la torture, les disparus et les morts mais murées dans un silence glaçant sur ce passé qui continue à les détruire de l’intérieur. Iquela et Felipe, représentent bien plus qu’eux-mêmes. Englués dans les désillusions, les rancœurs et les traumatismes de leurs aînés, ils ont bien du mal à s’affranchir de cet héritage mortifère et à sortir du tombeau où dès leur naissance ceux-ci les ont enterrés à leurs côtés. Minés d’angoisse, ils peinent à construire une relation apaisée avec ce pays asphyxié par le poids de son passé, à trouver du sens au monde et à la vie, à s’ouvrir aux autres et à devenir les protagonistes de leur propre histoire.
Ce sont aussi les questions de la transmission de la mémoire, de la responsabilité et de la culpabilité qu’Alia Trabucco Zerán, à travers ce récit, plus généralement aborde.  

L’adéquation entre forme et fond est ici remarquable. Ainsi la confusion qui peut gêner de prime abord dans l’intrigue et la narration de La soustraction n’est que l’écho du chaos où le pays a été précipité et dont il ne parvient pas à s’extraire, et plus encore de celui du monde intérieur d’Iquela, étouffé dans l’œuf par l’ombre de la mort et surtout de Felipe et sa folie d’additionner ou de soustraire les cadavres, ceux de la dictature comme ceux que produit la violence urbaine d’un pays marqué par les inégalités sociales où plus de 20% de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. L’étrange puzzle que ces deux-là construisent par alternance dans un certain désordre, la cendre volcanique qui recouvre les routes, symbolisent et incarnent le passé tragique du pays mais aussi les spectres qui ont étouffé toute vie chez les résistants comme chez leurs descendants, générant une atmosphère pesante et mortifère. Quelques doses d’humour noir et de cynisme, la sensualité et les scènes de sexe, la cocasserie de quelques situations et de certains personnages périphériques, la profonde complicité du duo Iquela-Felipe, parviennent à mettre ponctuellement entre parenthèses le tragique pour laisser pointer une fugace lueur d’espoir. 

Une touche de délire et une vision transfigurée de la réalité transforment alors peu à peu ce roman intense et fiévreux, ni vraiment historique, ni politique, ni autobiographique mais porté par deux innocents émotionnellement perturbés abandonnés dans un labyrinthe cauchemardesque pour y purger les fautes de ceux qui les ont précédés, en un voyage intérieur onirique à la frontière de l’irréel et du mythe. Un livre intense et troublant.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/04/21)    



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Lectures







Alia TRABUCCO ZERÁN, La soustraction
Actes Sud
(Février 2021)
208 pages - 21 €

Version numérique
15,99 €






Traduit de l’espagnol (Chili)
par Alexandra Carrasco










Alia Trabucco Zerán,
née en 1983, a étudié le droit au Chili et l'écriture à New York. Elle termine actuellement un doctorat de littérature à Londres.