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Jean-Claude TARDIF


Les liens du sang


Ces vingt-quatre nouvelles courtes (de quatre à huit pages) creusent, comme le titre l’indique, de façons fort diverses le sillon de la filiation. « Et ce n’est pas là chose légère, futile, que la relation d’un père et de son fils. » (Transmission). Plus de la moitié des récits s’attachent à la relation du fils au père, intense ou espérée en vain, fugace, trop vite rompue ou simple objet de fantasme quand l’identité même de celui-ci reste à l’enfant inconnue. Ce lien spécifique peut être le sujet principal du récit ou se trouver brièvement évoqué en périphérie de l’histoire centrale dans un détour annexe mais toujours significatif. Cette relation filiale nous est majoritairement restituée par le fils. Sauf dans Pas ce soir où un vieux militaire dans un établissement pour personnes âgées attend chaque semaine la venue d’un fils qui ne vient jamais ; dans Le marcheur ou Une petite histoire de famille, c’est par le biais du père que l’histoire nous sera contée. Ceux-ci sont boucher, cordonnier, assassin, militaire, professeur, écrivain, tendre et effacé ou alcoolique et violent, taiseux certaines fois, autoritaire à d’autres, trop absent souvent. Dans plusieurs nouvelles,notamment N’allez pas croire que cela soit facile ou Comme une parenté, ce sont les mères qui laissent d’indélébiles traces chez les fils qui s’expriment. Le sujet peut en être aussi le couple, celui des parents du narrateur bien sûr mais aussi de voisins de palier ou de relations proches comme dans Aymée, Armand et la photographie qui dit si bien l’amour « quoi qu’il en soit », ou encore en creux dans le cas de l’orphelin d’Il aurait suffi. Bref, on nage dans des histoires de famille, avec les secrets qui s’y cachent, les mensonges, les frustrations générées et parfois les drames qui en découlent.
 
S’il y a quelques naissances porteuses d’espoir dans Les liens du sang, elles restent peu nombreuses en regard du nombre de décès. Et si certains s’éteignent naturellement de vieillesse ou de maladie, la mort violente, par accident, suicide ou agression criminelle n’est pas en reste. On y trouvera deux tueurs et une tueuse en série et des assassins occasionnels ayant refroidi une petite dizaine de personnes. De quoi donner une dominante noire ou polar à ce recueil où le suspense est fort bien entretenu. Partout, ici la mort rôde :   
« J’avais roulé ma bosse, exercé bien des métiers. Orpailleur au Mato grosso, liftier à Buenos Aires, homme d’affaires à Caracas, coursier ici et ailleurs, guide à Cuzco. (…) Dans un premier temps de mon périple, j’avais même accompagné le sous-commandant Marcos au Chiapas. Comme infirmier (…) J’ai vu la mort de près, je l’ai touchée du doigt sous les uniformes dépareillés. J’ai appris à la reconnaître (…) Parfois elle était belle (…) À d’autres moments, elle n’était que laideur et ressemblait à la misère. » (Revenu de loin)
Par l’intermédiaire des grands-parents ou des plus vieux, les drames de la grande Histoire viennent également croiser les histoires familiales avec des parents juifs exterminés lors de la Seconde Guerre mondiale : « J’avais pour ma part fort peu connu mes parents, qui avaient eu le tort d’appartenir à une minorité en un temps où seule la majorité avait pignon sur rue. C’est d’ailleurs dans une de ces rues qu’on les avait raflés (…) Plus jamais je ne les revis. » (Une petite histoire de famille), des victimes de la guerre d’Espagne (Argeles sur mer) ou de la guerre d’Indochine : « Maï Lin était, en effet, orpheline. Nos troupes lui ayant grandement, sur ce point, facilité la chose en la débarrassant d’une famille aussi nombreuse que pro Hô Chi Minh » (Une petite histoire de famille). Cette dernière nouvelle est du reste une des plus émouvante dans la manière dont elle conjugue le contexte et l’individu entre guerre et racisme. Le narrateur en est un des pères narrateurs qui, comme quelques fils, se sont à un moment engagés dans l’armée.  
Et puis il y a dans Monsieur Charles, la mort invisible de Fredo le sans-domicile mort de froid et celle de ses semblables lors des rixes de rue en lutte pour de la nourriture ou une place mieux abritée.
Dans ces différentes histoires l’alcoolisme s’immisce plus souvent qu’à son tour. Tout particulièrement dans Récidive qui aborde les violences conjugales dues à l’abus d’alcool avec une chute admirable et inattendue qui laisse coi, ou dans Comme une parenté qui se termine sur deux morts et un coupable qui n’est peut-être pas celui que l’on pourrait croire. Les photos, traces d’un passé oublié ou caché, y jouent aussi leur rôle.

Enfin, Jean-Claude Tardif, ici et là, sème quelques références littéraires évoquant Aragon, Paulhan, Char, Camus, Guilloux dans Hagiographie (fiction très inspirée du personnage de Louis-Ferdinand Céline), Stevenson, Féval et Corbières dans Aymée, Armand et la photographie, Chateaubriand et Cocteau dans Tout est question de perspective avec cette phrase attribuée à ce dernier : « Si un mystère nous échappe, feignons d’en être l’organisateur ». Conan Doyle y fait aussi une brève apparition dans Le complexe de Reichenbach.

L’écriture travaillée, rythmée, ciselée et sans fioriture de Jean-Claude Tardif donne vie à ces nouvelles graves en les positionnant à la lisière de la littérature de genre, polar ou fantastique, et de la nouvelle classique, en trempant sa plume tantôt dans le sang, tantôt dans le vin, tantôt dans la douleur mais aussi dans le rêve, les émotions, un sourire ou le bruissement de l’eau ou du feuillage. Ajoutons à cela une tension bien entretenue, un art de la chute et une bonne dose d’humour noir par moments, cinglant ou plus joueur à d’autres :
À propos du médecin légiste fils de boucher : « Mes collègues quant à eux, disent simplement – avec cet humour qui, paraît-il, est propre à notre profession – que je perpétue une certaine tradition familiale. »  (Le fils du boucher)
« Je n’ai connu mon père que brièvement. Nous nous sommes croisés après une dernière poussée, un premier cri, au sortir de l’utérus. » (Une brève rencontre)
« Il a l’agilité d’un chat noir, disait La triche (…) Il a dû hériter ça de sa mère, disparue comme ça – elle claquait des doigts – quelques semaines après sa naissance. La sienne de disparition, n’affecta ni n’émut grand monde, excepté les mauvaises langues qui perdaient là une des leurs. » (Sur le métier remettre l’ouvrage) 

Jean-Claude Tardif parvient dans Les liens du sang à nous embarquer dans de drôles de voyages, où le mystère, le tragique mais aussi la lumière et la tendresse se tapissent derrière la banalité la plus quotidienne. Ses héros, « humains ballottés par des destins tumultueux » comme l’écrit Jacques Nunez-Teodoro dans la préface, sont nos voisins, nos cousins, nous-mêmes peut-être par instants, leurs douleurs et leurs espoirs résonnent en nous et permettent à l’auteur, sans masque, avec conviction, empathie et subtilité, de se dire, de dire le monde qui déraille, la violence réelle ou symbolique, les secrets et la frustration qui détruisent des vies et l’amour et la joie qui les illuminent.
Du travail d’orfèvre, à lire en solo dans l’intimité ou à voix haute pour le partage, à déguster dans l’ordre ou le désordre mais sans précipitation car chaque détail ici a son importance. Du bel ouvrage !

Dominique Baillon-Lalande 
(18/08/21)    



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Lectures








Éditions JKDC

(Mai 2021)
128 pages - 15 €











Jean-Claude Tardif,
né en 1963 à Rennes dans une famille ouvrière, auteur d'une quinzaine de recueils de nouvelles et autant de poésie, anime depuis 1999 la revue littéraire A l'Index.







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