Retour à l'accueil du site | ||||||||
Le garçon, une fois adulte, est parti aussi loin que possible (c’est-à-dire à quelques kilomètres dans les Vosges) pour, après sa formation, prendre son premier poste d’éducateur spécialisé dans un foyer pour adolescents mineurs atteints de troubles lourds du comportement les rendant inaptes à la socialisation et l’apprentissage que personne ne veut plus prendre en charge. Aucun des pensionnaires de La dent du diable n’est d’ailleurs scolarisé. « Des chiens très méchants, des chiens juste méchants et des chiens idiots. Des ados qui se rebellent parce qu’ils n’ont connu que l’injustice, ceux qui vivent dans une frustration permanente qu’ils ont du mal à gérer, les fouteurs de merde, pour faire court, et les autres, ceux que leur enfance a brisés, que le collectif a laminés. [...] Les remuants qu’on a déjà virés de partout parce qu’ils sont remuants, les vauriens, au sens premier du terme, à qui on a toujours répété qu’ils ne valent rien et qu’en plus ils font chier, c’est pour eux que je suis devenu éducateur spécialisé. » Pour la première fois, la taille de Dom est ici un atout : il en impose aux pensionnaires qu’il parvient de tout son poids à maîtriser lors de crises de violence intempestives. Mais, Dom s’est attaché à ces ados tordus et perdus qui avaient « été violés, frappés, affamés, jetés ou enfermés », ces « galopins » qu’ilcherche surtout à rendre « plus curieux, un peu moins flippés, un peu plus sérieux, un peu moins dangereux ». Desa petite troupe on retiendra Franck, « spécimen de la catégorie chasseur-cueilleur » qui a pour spécialité d'étêter des poules et toutes sortes de représentants de la faune locale non sans poser de sérieux problèmes de voisinage, Adama, capable d’attaquer Sullivan au lancer de fourchettes lors d’une embrouille comme la camionnette du boulanger au javelot, Mélanie la fugueuse qui ne supporte ni autorité ni contrariété (Antony, amoureux d’elle, y perdra deux de ses dents de devant) et sa petite sœur Cindy que son attirance pour le feu rend dangereuse, Priscilla l’anorexique suicidaire et plusieurs autres du même tonneau… Avec eux, chaque sortie est une aventure : dernièrement, la séance de Fast & Furious qu’ils étaient venus voir s’est terminée en bagarre générale avant que Dom les entraîne discrètement vers la sortie avant l’arrivée de la police. « De l’écoute et de l’amour, voilà ce qu’il faut » lui avait expliqué un vieux collègue à son arrivée.C’est la règle à laquelle l’éducateur désormais trentenaire se tient pour tenter de contenir la colère et la violence de ces gamins abîmés par leurs familles, la misère, les drogues et les coups (au choix ou cumulés), pour parvenir à établir une relation de confiance et un dialogue avec ceux qui lui sont confiés, « pour alléger les peurs de ces gosses, les désamorcer ». Il finit par se faire apprécier par la hiérarchie et respecter par les ados qu’il a en charge. Quand il lui reste un peu de temps, Dom a aussi une vie privée. Il vit en couple avec Patricia (dite Patti) qui travaille dans un laboratoire d’analyses médicales. L’ambiance entre eux n’est déjà plus au beau fixe quand l’enfant s’annonce. Si cette naissance les réjouit tous deux, l’arrivée de Léon avec les nuits sans sommeil, la surcharge de travail domestique et la tension inquiète de l’un comme de l’autre dans son sillage, va vite exacerber les frustrations et les rancœurs. « Je ne me sentais guère père. À son crédit, elle se sentait mère. Je la trouvais déprimée, tendue, revêche, à cran. Elle me jugeait défaillant, idiot, geignard, égoïste. Amant flottant, maîtresse allaitante. Je dormais de plus en plus souvent dans le canapé du salon. » Épouse et époux sont au bord de la crise de nerf, les conflits se multiplient et le couple à la dérive explose. Patti met à la porte son grand dadais inapte à jouer son rôle de père et de plus en plus distant voire fuyant avec elle et repart avec Léon chez sa mère. Effondré, Dom va squatter chez Mathias, un vieil ami qu’il a introduit à la Dent du diable sur un poste de gardien de nuit après son licenciement. Peut-être était-il d’ailleurs le seul candidat. Le mari éjecté ne baisse pas les bras mais tente maladroitement de recoller les morceaux avec celle qu’il aime toujours, à sa façon, et ce fils dans lequel il a du mal à voir autre chose qu’une sangsue bruyante qui a foutu son couple en l’air. Un diagnostic de cancer du sein chez Patti va alors tout bouleverser... Entre une baignade dans le lac gâchée par d’étranges poissons de deux mètres (silures ou brochets ?), des champignons hallucinogènes bien encombrants, un chassé-croisé ente le proxénète-dealer qui sert de père aux protégées de Dom, les deux fugueuses et un Centre d’Aide par le Travail pour handicapés que celui-ci a dépouillé de sa production clandestine de Cannabis, des alpagas et une hyène perdue dans l’épaisse forêt des Vosges, un effondrement de mine, une brute épaisse, une fête torride organisée à Clinquey, un escroc sans scrupules et des billets qui changent de mains clandestinement, les aventures à suivre ne manqueront pas de sel… Si on peut voir ici, non sans raison, s’entrecroiser un récit d’enfance et un autre sur la protection de l’enfance à travers la Dent du diable, j’y vois aussi pour ma part un roman plus général sur l’enfance plurielle à travers les générations. Celle de Dom auprès de parents toxiques mais aussi celle plus terrible encore et à peine suggérée des pensionnaires du centre. C’est également un roman sur la famille, celle du personnage central mais aussi celle de ses parents, guère plus enviable, et celle en devenir d’un Dom mal grandi qui peine à son tour à assumer son rôle de père. À celles-ci s’ajoutent celle, privée de père, de Mathias et celle de Mélanie et Cindy dont le géniteur semble prêt à les prostituer. « La plupart de ces jeunes étaient issus de familles disjonctées elles-mêmes issues de familles disjonctées. Le genre d’ascendance plus encline à prodiguer des câlins à coups de bite ou des caresses du plat de la main qu’à faire des crêpes en chantonnant. » Avant les enfants, il y a eu des mères et des pères, tous issus d’une société inégalitaire et excluante fondée sur l’autorité et l’argent et rompre la chaîne de la brutalité est chose difficile. Ces enfants perdus et placés dont on n’évoque généralement que la violence et la dangerosité, Frédéric Ploussard veut nous les montrer sous toutes leurs facettes. Et à travers le regard attentif mais bienveillant de Dom l’éducateur qui voit peut-être dans ces gamins ce qu’il aurait pu lui-même devenir, de cet adulte qui s’est libéré de sa fragilité, de ses peurs, de ses complexes liés à son handicap et des traumatismes qui l’emprisonnaient depuis l’enfance pour transformer ce bagage trop lourd en détermination et en résistance, ce sont tout simplement des adolescents sans affection, sans repères et sans avenir, qui n’aiment personne même pas eux-mêmes et que les accueils successifs ont abîmés, qu’il nous fait découvrir. C’est aussi cet espoir qu’ils conservent au fond d’eux-mêmes d’être un jour aimés qu’il nous crie. Certains ici – avantage de la littérature sur le réel – semblent bien près d’y parvenir. Il n’en reste pas moins que le tableau que l’auteur dresse de l’Aide Sociale à l’Enfance est aussi sombre que le passé, le présent et l’avenir des enfants qu’elle est censée protéger. Si le lecteur sent chez Dom une volonté permanente de tolérance et de compréhension des actes a priori répréhensibles commis par les jeunes et leurs parents, il n’en est pas de même envers le nouveau directeur du centre et Patience, l’infirmière-psychologue. Il ne leur accorde aucune circonstance atténuante pour l’irrespect, l’égoïsme et la vénalité dont ils ont fait preuve dans leur projet d’instrumentalisation des pensionnaires à leur seul profit. Difficile de ne pas voir dans ces uniques portraits à charge un écho de la colère probable que l’auteur, ex-éducateur spécialisé lui-même, a dû ressentir contre le système et certains de ses acteurs en son temps. Au-delà des thèmes abordés, du casting haut en couleur et du point de vue sensible choisi par l’auteur, ce qui caractérise Mobylette c’est son rythme endiablé, son scénario où des scènes visuelles cocasses et parfois absurdes s’enchaînent sans relâche et son humour décapant. L’usage du rire que fait Frédéric Ploussard n'est pas toujours propre ou gentil, il grince, bouscule et provoque parfois, mais il ménage toujours au lecteur des pauses émotionnelles qui l’aident à digérer l’accumulation de violence réelle ou symbolique qui habite le récit. Sans jamais parasiter l’émotion ni court-circuiter la réflexion qui sous-tendent le texte, ces traits d’humour et ces situations comiques parviennent à alléger l’atmosphère et à faire baisser la tension pour la rendre plus supportable. La dernière scène, improbable mais très feel-good, va également dans ce sens. Ce premier livre de Frédéric Ploussard nous propose un récit aussi déjanté que vibrant de sensibilité et d’humanité où le roman social flirte avec la tragi-comédie pour nous offrir une épopée caustique, rocambolesque, impertinente et loufoque en toute liberté, où l’amour et l’amitié côtoient la violence brute. Le lecteur sort de ce mois survolté, effrayant, cruel, décapant, hilarant, foutraque et poignant passé à la Dent du diable, habité par la colère mais aussi plein d’énergie et d’optimisme. Une belle réussite ! Dominique Baillon-Lalande (25/11/21) |
Sommaire Lectures Héloïse d'Ormesson (Août 2021) 408 pages - 21 € Version numérique 13,99 € Cet ouvrage a reçu le Prix Stanislas 2021 (Meilleur premier roman de la rentrée littéraire) Frédéric Ploussard, né en 1968, a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Mobylette est son premier roman. |
||||||