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Frédéric PLOUSSARD


Mobylette


Dominique est grand, trop grand. À presque deux mètres à quatorze ans, il est difficile de passer inaperçu. Quand le grand échalas est de plus maigre, sous-musclé, timide, préférant le dessin au sport et pas bagarreur, il s’expose rapidement à devenir le bouc émissaire de tous.
Sa famille vit près du Luxembourg dans le bassin minier Lorrain, quartier de Kauquenne à Clinquey, à un kilomètre de la Cité radieuse de Briey-en-Forêt imaginée par Le Corbusier et inaugurée en 1961 à la période faste de l’industrie sidérurgique, progressivement désertée durant les années soixante-dix pour cause de désindustrialisation et de fermeture d’une base américaine avant d’être murée en 1984. Son père, qui cumule ou enchaîne les métiers pour survivre, a une passion pour les aquariums et pour la langue allemande. C’est un homme froid et imprévisible, un père absent, autoritaire et toxique. La mère est une militante dont l’arme préférée est le cadenas dont elle use à tort et à travers pour faire entendre ses protestations et qui semble avoir honte de ce fils. « Il fallut me rendre à l’évidence. Je n’étais pas le bon fils. Point. À la ligne. » Dominique a deux sœurs plus jeunes, de taille normale et suffisamment discrètes pour se faire oublier alors que leur aîné se retrouve systématiquement stigmatisé notamment lors des cadeaux à Noël. « C’était la seule fête que mes parents consacraient. Mes vieux n’avaient pas la pratique festive facile. [...] Faut dire que du côté de mon père, dans sa famille de Non-joyeux installée dans des hameaux perdus dans le bois de Brieux, les cadeaux, au même titre que les relations sexuelles avec des animaux de moins de dix kilos, relevaient de la déviance [...] Du côté de ma mère, c’était différent. Tous ses aïeux avaient pratiqué l’alcool à haute dose […et] dans sa famille les fêtes n’avaient été que des pugilats avinés dans lesquels un membre de la smala laissait sa peau quasiment à chaque fois. » À quinze ans pourtant, il y avait cru à sa mobylette Peugeot pour « en finir ainsi avec la série des Noël pourris » mais il n’a reçu qu’un vieux pouf de récupération avec un auto-collant. La déception est une constante dans cette famille. Cet enfant qui ne leur ressemble pas, ses parents le rejettent. Dom enfant navigue ainsi entre l’envie de se faire aimer et la colère. La peur est là aussi. « Je pensais notamment à un truc qui existait dans la famille de mon père. [...] À la façon dont ils réglaient les problèmes avec les enfants qui ne valaient pas le coup. [...] Les avortements tardifs avaient été pratiqués par le peuple des forestiers jusqu’à la fin des années quatre-vingt [...] le temps d’être sûr qu’on avait vraiment un petit gars qui corresponde bien à ses attentes. [...] Papa avait eu deux frères et une sœur qui avaient soudainement disparu du plan de table pour des raisons floues entre dix et seize ans. Ils appelaient ça la mort subite du nourrisson. »

Le garçon, une fois adulte, est parti aussi loin que possible (c’est-à-dire à quelques kilomètres dans les Vosges) pour, après sa formation, prendre son premier poste d’éducateur spécialisé dans un foyer pour adolescents mineurs atteints de troubles lourds du comportement les rendant inaptes à la socialisation et l’apprentissage que personne ne veut plus prendre en charge. Aucun des pensionnaires de La dent du diable n’est d’ailleurs scolarisé. « Des chiens très méchants, des chiens juste méchants et des chiens idiots. Des ados qui se rebellent parce qu’ils n’ont connu que l’injustice, ceux qui vivent dans une frustration permanente qu’ils ont du mal à gérer, les fouteurs de merde, pour faire court, et les autres, ceux que leur enfance a brisés, que le collectif a laminés. [...] Les remuants qu’on a déjà virés de partout parce qu’ils sont remuants, les vauriens, au sens premier du terme, à qui on a toujours répété qu’ils ne valent rien et qu’en plus ils font chier, c’est pour eux que je suis devenu éducateur spécialisé. » Pour la première fois, la taille de Dom est ici un atout : il en impose aux pensionnaires qu’il parvient de tout son poids à maîtriser lors de crises de violence intempestives. Mais, Dom s’est attaché à ces ados tordus et perdus qui avaient « été violés, frappés, affamés, jetés ou enfermés », ces « galopins » qu’ilcherche surtout à rendre « plus curieux, un peu moins flippés, un peu plus sérieux, un peu moins dangereux ». Desa petite troupe on retiendra Franck, « spécimen de la catégorie chasseur-cueilleur » qui a pour spécialité d'étêter des poules et toutes sortes de représentants de la faune locale non sans poser de sérieux problèmes de voisinage, Adama, capable d’attaquer Sullivan au lancer de fourchettes lors d’une embrouille comme la camionnette du boulanger au javelot, Mélanie la fugueuse qui ne supporte ni autorité ni contrariété (Antony, amoureux d’elle, y perdra deux de ses dents de devant) et sa petite sœur Cindy que son attirance pour le feu rend dangereuse, Priscilla l’anorexique suicidaire et plusieurs autres du même tonneau… Avec eux, chaque sortie est une aventure : dernièrement, la séance de Fast & Furious qu’ils étaient venus voir s’est terminée en bagarre générale avant que Dom les entraîne discrètement vers la sortie avant l’arrivée de la police. « De l’écoute et de l’amour, voilà ce qu’il faut » lui avait expliqué un vieux collègue à son arrivée.C’est la règle à laquelle l’éducateur désormais trentenaire se tient pour tenter de contenir la colère et la violence de ces gamins abîmés par leurs familles, la misère, les drogues et les coups (au choix ou cumulés), pour parvenir à établir une relation de confiance et un dialogue avec ceux qui lui sont confiés, « pour alléger les peurs de ces gosses, les désamorcer ». Il finit par se faire apprécier par la hiérarchie et respecter par les ados qu’il a en charge.
C’est alors qu’un nouveau directeur débarque. Plus soucieux de sécurité et de bonne gestion que d’éducation, celui-ci semble avoir un projet personnel bien différent qui pourrait tout chambouler. Ce prétentieux en costard qui ne sort jamais de son bureau souhaiterait se débarrasser des filles et soumettre les garçons à un apprentissage interne pour faire du centre un atelier fort lucratif d’équipement de vélos. Pour cela, il a le soutien de la psychologue qui se fait un devoir de transformer cette meute turbulente en main-d’œuvre docile en leur administrant quotidiennement la dose de sédatif apte à en faire des moutons sans faire de remous : le pain et le lait du petit déjeuner feront l’affaire. Le transfert de Mélanie et sa sœur, des cas particulièrement difficiles, dans un Centre d’Éducation Renforcé en Laponie qui vient à la demande du directeur de les accepter, est un bon début. « Il y avait indéniablement un côté château de conte de fée, dans cette fichue baraque. Un conte méchant, comme ils l’étaient tous. [...] Nulle innocence n’habitait hélas ce château. Ni prince, ni princesse, pas d’éduc’ magicien, de psychologue devin [...] Il n’y avait jamais eu de fée dans les environs. » Dom, référent des deux filles qui a tissé des liens d’affection avec l’aînée ne l’entend pas de cette oreille...

Quand il lui reste un peu de temps, Dom a aussi une vie privée. Il vit en couple avec Patricia (dite Patti) qui travaille dans un laboratoire d’analyses médicales. L’ambiance entre eux n’est déjà plus au beau fixe quand l’enfant s’annonce. Si cette naissance les réjouit tous deux, l’arrivée de Léon avec les nuits sans sommeil, la surcharge de travail domestique et la tension inquiète de l’un comme de l’autre dans son sillage, va vite exacerber les frustrations et les rancœurs. « Je ne me sentais guère père. À son crédit, elle se sentait mère. Je la trouvais déprimée, tendue, revêche, à cran. Elle me jugeait défaillant, idiot, geignard, égoïste. Amant flottant, maîtresse allaitante. Je dormais de plus en plus souvent dans le canapé du salon. » Épouse et époux sont au bord de la crise de nerf, les conflits se multiplient et le couple à la dérive explose. Patti met à la porte son grand dadais inapte à jouer son rôle de père et de plus en plus distant voire fuyant avec elle et repart avec Léon chez sa mère. Effondré, Dom va squatter chez Mathias, un vieil ami qu’il a introduit à la Dent du diable sur un poste de gardien de nuit après son licenciement. Peut-être était-il d’ailleurs le seul candidat. Le mari éjecté ne baisse pas les bras mais tente maladroitement de recoller les morceaux avec celle qu’il aime toujours, à sa façon, et ce fils dans lequel il a du mal à voir autre chose qu’une sangsue bruyante qui a foutu son couple en l’air. Un diagnostic de cancer du sein chez Patti va alors tout bouleverser...   

Entre une baignade dans le lac gâchée par d’étranges poissons de deux mètres (silures ou brochets ?), des champignons hallucinogènes bien encombrants, un chassé-croisé ente le proxénète-dealer qui sert de père aux protégées de Dom, les deux fugueuses et un Centre d’Aide par le Travail pour handicapés que celui-ci a dépouillé de sa production clandestine de Cannabis, des alpagas et une hyène perdue dans l’épaisse forêt des Vosges, un effondrement de mine, une brute épaisse, une fête torride organisée à Clinquey, un escroc sans scrupules et des billets qui changent de mains clandestinement, les aventures à suivre ne manqueront pas de sel…     
 

                 L’ensemble du roman qui semble avoir une bonne part autobiographique, se déroule en Meurthe-et-Moselle où est né et a habité l’auteur pendant de longues années. Plus qu’un simple décor, Clinquey, le lac, la forêt donne le La à cette histoire où la solitude règne partout et où le danger peut surgir de nulle part. La Lorraine des laissés-pour-compte s’y affiche à nu, avec les fantômes des mineurs et des métallos qui hantent ce paysage déserté comme les monstres marins le lac et la hyène la forêt. Même si Dom aime à se ressourcer par la baignade en eau douce, la nature est dans Mobylette aussi inquiétante que les humains eux-mêmes.

Si on peut voir ici, non sans raison, s’entrecroiser un récit d’enfance et un autre sur la protection de l’enfance à travers la Dent du diable, j’y vois aussi pour ma part un roman plus général sur l’enfance plurielle à travers les générations. Celle de Dom auprès de parents toxiques mais aussi celle plus terrible encore et à peine suggérée des pensionnaires du centre. C’est également un roman sur la famille, celle du personnage central mais aussi celle de ses parents, guère plus enviable, et celle en devenir d’un Dom mal grandi qui peine à son tour à assumer son rôle de père. À celles-ci s’ajoutent celle, privée de père, de Mathias et celle de Mélanie et Cindy dont le géniteur semble prêt à les prostituer. « La plupart de ces jeunes étaient issus de familles disjonctées elles-mêmes issues de familles disjonctées. Le genre d’ascendance plus encline à prodiguer des câlins à coups de bite ou des caresses du plat de la main qu’à faire des crêpes en chantonnant. » Avant les enfants, il y a eu des mères et des pères, tous issus d’une société inégalitaire et excluante fondée sur l’autorité et l’argent et rompre la chaîne de la brutalité est chose difficile.

Ces enfants perdus et placés dont on n’évoque généralement que la violence et la dangerosité, Frédéric Ploussard veut nous les montrer sous toutes leurs facettes. Et à travers le regard attentif mais bienveillant de Dom l’éducateur qui voit peut-être dans ces gamins ce qu’il aurait pu lui-même devenir, de cet adulte qui s’est libéré de sa fragilité, de ses peurs, de ses complexes liés à son handicap et des traumatismes qui l’emprisonnaient depuis l’enfance pour transformer ce bagage trop lourd en détermination et en résistance, ce sont tout simplement des adolescents sans affection, sans repères et sans avenir, qui n’aiment personne même pas eux-mêmes et que les accueils successifs ont abîmés, qu’il nous fait découvrir. C’est aussi cet espoir qu’ils conservent au fond d’eux-mêmes d’être un jour aimés qu’il nous crie. Certains ici – avantage de la littérature sur le réel – semblent bien près d’y parvenir. Il n’en reste pas moins que le tableau que l’auteur dresse de l’Aide Sociale à l’Enfance est aussi sombre que le passé, le présent et l’avenir des enfants qu’elle est censée protéger. Si le lecteur sent chez Dom une volonté permanente de tolérance et de compréhension des actes a priori répréhensibles commis par les jeunes et leurs parents, il n’en est pas de même envers le nouveau directeur du centre et Patience, l’infirmière-psychologue. Il ne leur accorde aucune circonstance atténuante pour l’irrespect, l’égoïsme et la vénalité dont ils ont fait preuve dans leur projet d’instrumentalisation des pensionnaires à leur seul profit. Difficile de ne pas voir dans ces uniques portraits à charge un écho de la colère probable que l’auteur, ex-éducateur spécialisé lui-même, a dû ressentir contre le système et certains de ses acteurs en son temps.

Au-delà des thèmes abordés, du casting haut en couleur et du point de vue sensible choisi par l’auteur, ce qui caractérise Mobylette c’est son rythme endiablé, son scénario où des scènes visuelles cocasses et parfois absurdes s’enchaînent sans relâche et son humour décapant. L’usage du rire que fait Frédéric Ploussard n'est pas toujours propre ou gentil, il grince, bouscule et provoque parfois, mais il ménage toujours au lecteur des pauses émotionnelles qui l’aident à digérer l’accumulation de violence réelle ou symbolique qui habite le récit. Sans jamais parasiter l’émotion ni court-circuiter la réflexion qui sous-tendent le texte, ces traits d’humour et ces situations comiques parviennent à alléger l’atmosphère et à faire baisser la tension pour la rendre plus supportable. La dernière scène, improbable mais très feel-good, va également dans ce sens.  

Ce premier livre de Frédéric Ploussard nous propose un récit aussi déjanté que vibrant de sensibilité et d’humanité où le roman social flirte avec la tragi-comédie pour nous offrir une épopée caustique, rocambolesque, impertinente et loufoque en toute liberté, où l’amour et l’amitié côtoient la violence brute. Le lecteur sort de ce mois survolté, effrayant, cruel, décapant, hilarant, foutraque et poignant passé à la Dent du diable, habité par la colère mais aussi plein d’énergie et d’optimisme. Une belle réussite !

Dominique Baillon-Lalande 
(25/11/21)    



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Lectures







Frédéric PLOUSSARD, Mobylette
Héloïse d'Ormesson

(Août 2021)
408 pages - 21 €

Version numérique
13,99 €




Cet ouvrage a reçu le Prix Stanislas 2021 (Meilleur premier roman de la rentrée littéraire)


























Frédéric Ploussard,
né en 1968, a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Mobylette est
son premier roman.