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Alain MASCARO

Avant que le monde ne se ferme



Anton Torvath né dans la steppe kirghize après la Première Guerre mondiale vit en roulotte au sein d’une communauté tzigane dédiée depuis plusieurs générations au cirque sous chapiteau.  S’installant où bon leur semble pour de longues pauses où ils vivent en autarcie, c’est dans la plus totale indifférence que ces nomades sans attaches géographiques franchissent ces frontières qui pour eux ne représentent rien. Chaque membre du clan y crée son numéro et le public, de Vienne à Moscou, est au rendez-vous. Le grand-père du garçon, clown triste nommé Johann, initiateur de ce choix et chef du clan, s’était éteint  juste avant la naissance d’Anton, non sans avoir prédit sans être cru la venue prochaine de démons implacables qui détruiraient tout sur leur passage. Svetan, prendra sa succession comme Anton, son fils aîné, sera destiné à le faire lui-même à la disparition du chef de famille. Le foyer s’agrandit de trois à cinq après la naissance de deux autres garçon puis passe à six membres quand, découvrant une fillette dans un fossé de Pologne, Smirna, la mère, décide de garder auprès d’eux Katia, cette orpheline vive et joyeuse que ses soins ont remise sur pieds. L’enfance d’Anton a donc été chaleureuse et heureuse. Il avait eu « le temps de s’imprégner de la beauté. Il la recueillait en lui au fil des chemins, il s’en nourrissait ». Lors de la grossesse de Smirna, Svetan avait vu dans ses rêves que son futur fils serait un grand dresseur de chevaux. Effectivement, à quatre ans Anton chevauchait déjà en parfaite empathie avec sa monture et à douze ans il créait un premier numéro « sans fouet ni contrainte » avec sa jument alezane qui a immédiatement séduit petits et grands. Ce « fils du vent », sous la houlette de Jag, le violoniste de grand talent doyen de la communauté qui a pris en charge son éducation,  montre également de réelles aptitudes à l’étude des mathématiques et des langues étrangères et une insatiable curiosité quant à la lecture, la musique et la médecine naturelle que ce maître érudit pratique. Outre son « goût des contrées lointaines (...) il inculqua à Anton l’essentiel : le sens de l’éphémère. Les vies étaient fragiles et passaient vite, il fallait toujours l’avoir à l’esprit et se garder vivant. »
Le cirque lui avait aussi fait cadeau à Oulan-Bator d’une merveilleuse rencontre, celle de Nadia/Yadia, la jeune nomade russe fascinée par son numéro avec Cimarron qu’il avait croisée quelques instants et dont il avait gardé un souvenir lumineux qui ne l’avait jamais quitté.

Mais pendant ce temps la Russie devenait l’Union soviétique, les frontières se fermaient et l’Europe prise de folie montrait des signes d’instabilité tandis que la guerre se rapprochait sournoisement.  Jag décida alors d’entreprendre le grand voyage jusqu’à Jaisalmer, cette cité d’or du Rajasthan berceau de son peuple dont il rêvait depuis longtemps. « Le violoniste voulait tailler la route avant que le monde ne se ferme, avant que l’on ne se mette à parquer même les mouflons. » « On chanta et on dansa beaucoup cette nuit-là, ainsi qu’on le faisait toujours pour conjurer le sort. »
Mais la traque du "gibier" tsigane se généralise dans toute l’Europe occupée de 1938 à 1941 et la machine génocidaire est en marche. En Pologne le cirque Torvath se retrouve assigné à résidence, ses chevaux et la nourriture réquisitionnés, les familles harcelées au quotidien par les nazis, avant qu’en 1941 les roulottes ne soient détruites et leurs habitants enfermés au ghetto de Lods aux côtés des Juifs avec cinq mille des leurs. Seuls Anton parti en forêt pour voir son alezan caché là et Katia partie jouer avec une paysanne réchapperont à la rafle. Anton, part rejoindre sa famille au ghetto sans se poser de questions. Là, entre la violence, les éliminations sélectives, la faim, le typhus, son peuple est décimé. «  Fils, nous allons être engloutis, Sauve-toi et tu nous sauveras tous ! » lui dira son père avant de mourir, lui confiant la lourde responsabilité de rester vivant pour perpétuer les traditions de sa famille et de son clan. Chargé d’une mission plus grande que sa personne, il incombe dès lors au « fils du vent » livré à lui-même dans un univers de gadjé (non-gitans) comme l’avait vu son père en songe, de porter et transmettre la mémoire vivante de son peuple, sa culture et son destin. Seul survivant, Anton qui n’a plus personne à protéger parvient grâce à l’aide d’un médecin juif érudit à intégrer la partie juive du ghetto la pensant mieux organisée et mieux traitée grâce à sa participation active par le travail forcé à l’effort de guerre allemand. À la fermeture du ghetto en 1944, il sera envoyé à Auschwitz dans le même convoi que Simon Wertheimer, son ami médecin. Le jeune homme va ainsi traverser toute la Seconde Guerre mondiale et être témoin direct de la folie des hommes et des atrocités dont ils sont capables.  « Étrange comme la certitude hautaine de leur propre humanité peut amener certains hommes à se conduire comme des bêtes. ». Mais, riche du conseil de Jag – «  Si tu veux obtenir quelque chose d’un homme, parle au fils du vent qui est encore en lui ; parle à sa liberté pas à ce qui l’entrave.(…) enlève aux hommes leurs oripeaux sociaux, leurs chaînes et considère-les nus et tu sauras qui ils sont. » –, face à l’horreur, le jeune homme « apprit assez vite à reconnaître ceux dont l’âme était presque intacte, enfouie comme une braise sous une gangue de cendre grise et froide et à éviter ceux que le camp avaient révélés cruels et sourds ». Le hasard avait ainsi mis sur son chemin de belles et généreuses personnes, sauveurs et/ou frères dans la souffrance, comme Simon Wertheimer (le médecin juif), Katok (un marin juif de Céphalonie), Hristo Zambila (un Tzigane polonais), Saul Aaron Wittgenstein (le soldat américain qui lui sauvera la vie), sa famille et sa fille Nava, qui lui avait tous permis de garder foi dans l’humanité.

La troisième partie, celle de « l’Après », raconte la reconstruction et le difficile retour à la vie des survivants. Anton décide de partir sur les traces de Jag jusqu’en Inde avant de s’acquitter du travail de transmission  qui lui a été confié : raconter ce qu’était ce peuple nomade avant le grand basculement et le Porajmos (génocide tzigane) mais aussi, par respect pour ses amis disparus, tziganes ou juifs, qu’il porte encore en lui et pour les millions d’autres morts à leurs côtés, mettre des mots sur l’insoutenable et offrir aux défunts une sépulture digne et à la hauteur de la souffrance qu’ils ont vécue et du courage qu’il leur a fallu pour la supporter. « Les morts ne voulaient pas mourir en moi (…) mille trois cent quatre morts qui ne veulent pas que l’on oublie leur nom. Il devrait y en avoir davantage mais je n’avais plus de place, plus de force (…) Je suis un tombeau (…) Il n’y a que des morts dans ma mémoire. Des morts et des cendres. J’ai promis à Katok de leur donner une sépulture. Je trouverai un désert, une mer, un endroit que nul n’a foulé... » Pour cette mission, les conseils du mahatma Gandhi qui a accepté de le recevoir ne seront pas de trop. La compagnie de Nava pour le voyage et l’assistance des amis qu’il a retrouvés sur place avec joie non plus.   

           Si cette épopée qui traverse de nombreux pays dévastés a un fond tragique, l’auteur sait y ménager des rebondissements, des sourires et des surprises. Plus qu’à la guerre elle-même c’est à l’histoire tzigane et particulièrement au génocide du quart de la population tzigane d’Europe par les nazis souvent éclipsé par le choc dû à la shoah qui anéantit 60% (soit 6,5 millions) des Juifs d’Europe, qu’il s’attache. C’est à travers le récit intime d’un des fils du vent et à partir du cirque Torvath créé par sa famille qu’Alain Mascaro aborde ce sujet difficile, nous offrant ainsi l’occasion d’appréhender un peu mieux la culture nomade des Tziganes aujourd’hui à nouveau menacée de disparition à cause de la sédentarisation et l’urbanisation de nos sociétés.
L’évocation de l’enfance heureuse d’Anton, celle de la culture tzigane fondée sur l’immédiateté, le partage et la communauté, la connivence avec les éléments, l’espace naturel et le vivant, son goût pour la musique, la danse et les fêtes et son appétence à la joie doublée d’une insouciante fatalité, viennent faire contrepoint aux horreurs réalistes des camps. Cela apporte une intemporalité et une force poétique au récit. « Depuis la longue marche de la mort, Anton était devenu un oiseau. Il quittait souvent la cage de son corps et voletait par-dessus le monde, il n’avait plus froid, ni faim, ni mal, mais d’Anton le Tzigane ou de Julek le Juif, il ne savait plus qui il était. » De même, dans l’épisode de « l’Après » quand Anton lors du sauvetage d’une vingtaine de chevaux vieux ou blessés promis à l’abattoir trouve parmi eux « son » cheval et s’en sert pour donner une leçon cinglante à un riche éleveur imbu de lui-même et méprisant – transposant les humains promis à la mort dans les camps en chevaux et voyant dans l’éleveur plein de certitude et d’arrogance un reflet des blattes (personnel du camp) – il renverse non seulement avec humour la situation mais en fait un conte moral à la chute éblouissante et irrésistiblement drôle. C’est que, dans ce dernier tiers du roman, l’air, le vent, la vie, recommencent à circuler dans les veines des victimes qui ont survécu à la barbarie. L’émergence d’une nouvelle communauté multiculturelle et solidaire semblerait même soudain possible et autour d’elle, pourquoi ne pas se prendre à rêver de la création d’un petit cirque qui en prenant son temps traverserait à nouveau le monde ?

« Si les Fils du vent parcourent la peau du monde, ce n'est pas pour le simple plaisir d'aller d'un endroit à un autre ou pour simplement connaître l'errance ; c'est une façon de dire que leur pays n'est pas ici ou là, pour la simple raison qu'il n'est nulle part, en tout cas pas enclos entre des frontières ! Nous ne sommes que de passage, comprends-tu ? disait Jag. » Ces frontières tracées par les hommes pour délimiter leur territoire nommé pays, sujet qui traverse le roman de façon récurrente, sont considérées par la culture nomade comme une usurpation de la terre au profit de quelques-uns, un outrage au paysage, une entrave illégitime à la circulation des hommes et une source d’oppression et de conflits. « L’onde de choc de la Seconde Guerre mondiale n’en finissait pas d’agiter la planète ; on redistribuait les cartes, certains trichaient, on dessinait ou redessinait des États (…) un nouveau monde était en train de naître et l’on ne savait s’il apporterait enfin bonheur et liberté ou de nouvelles formes de malheurs et de sujétions encore plus sournoises ». À travers leur vision, Alain Mascaro, lui-même voyageur patenté et amoureux des grands espaces, ose prendre de la distance pour questionner cette notion même de frontière, centrale dans la problématique des migrations économique, politique ou climatique qui nous agitent tous actuellement et ne sont plus envisagées que sous les termes de surveillance, de renforcement ou de fermeture. Face à cette réalité, la question de Jag – « Pourquoi diable les gadjé voulaient-ils morceler la terre, la réduire en parcelles closes et encloses ? » – prend une résonance qui dépasse la temporalité même du roman et crée un lien troublant entre ce découpage de la planète Terre et les guerres et les génocides qui s’en nourrissent.  

Dans Avant que le monde ne se ferme, la tragédie historique se fait hymne sensible à la beauté du monde, au bonheur, à la nature, à la vie, à la liberté et au voyage. Aux nomades aussi qui vivant en harmonie avec la nature la respectent et qui ne s’attachent pas à l’argent et aux biens matériels. « C'était une nomade (…) et en tant que telle elle connaissait la valeur des choses : en fait, les choses n'en avaient pas, de valeur ; c'était les êtres qui comptaient, et eux seuls. »
Ce premier roman mêlant réalisme, conte et épopée, nous entraîne aux côtés d’un personnage lumineux, libre, sensible et bienveillant, capable de transcender une sombre page de l’Histoire aux « larmes sèches comme des couteaux » en une quête d’absolu traversée par la sagesse, l’amour et l’espoir.  Un livre profond et envoûtant à découvrir absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/09/21)    



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Alain MASCARO, Avant que le monde ne se ferme
Autrement

(Août 2021)
256 pages – 17,90 €

Version numérique
12,99 €
















Alain Mascaro,
né en 1964, nouvelliste et écrivain voyageur, signe ici son premier roman.


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alainmascaro.fr