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Raphaël Arbensis, « l’un des experts le plus en vue dans le domaine de l’archéologie orientale », résidant à Beyrouth et travaillant pour tous les musées du monde attirait aussi « un nombre incalculable de contrebandiers, de négociants louches et de mafieux de tous ordres ». C’est ainsi qu’il est invité par le général Ghadban dans sa plantation familiale de Cherfanieh pour expertiser et négocier diverses pièces provenant du site de Khorsabad où Victor Place avait déjà trouvé de fort belles pièces déposées au Louvre. L’archéologue, bien que peu convaincu par l’assurance du général qu’il s’agit là d’un héritage familial et non d’un pillage ou d’un butin militaire, accepte cependant par pure curiosité scientifique et par goût de l'aventure de se rendre dans cette oasis de la plaine de Ninive en plein désert du nord de l’Irak. Nous sommes en 2014, lors de la guerre civile irakienne qui suivit le conflit armé avec les USA, et ce splendide paysage hors du temps entouré à l'est par les forces kurdes, au nord et à l'ouest par les djihadistes de Daech où est attendu l’archéologue est donc une zone provisoirement épargnée qui par sa position d’avant-poste pourrait être exposée à de grands bouleversements. En attendant la venue de son hôte qu’une mission retient à Bagdad, le spécialiste libanais logé auprès des militaires explore cette terre magnifique, se lie avec le supérieur d’un couvent situé à quelques kilomètres qui sert d’orphelinat et avec le directeur de la plantation. Il ne regrettera pas ce retard tant les lieux sont fascinants et la collection à l’origine douteuse qui finit par lui être dévoilée aussi rare qu’importante et d’un intérêt incontestable. Le trésor du général se composait de « quatre têtes en gypse aux barbes bouclées, les yeux ouverts, fixes et pourtant étrangement vivants » et de six fragments de frise « qui représentaient de manière admirable les scènes familières de l’art des bas-reliefs assyriens. » « À vue de nez, tout cela représentait des sommes colossales. » Si le général Ghadban, aussi courtois que mystérieux et phagocyté par un emploi du temps de ministre, témoigne d’un attachement pour cette terre qui sonne juste, il semble également animé par de véritables ambitions pour son pays. Comme beaucoup de chefs tribaux sunnites des Chammars confrontés à cette guerre civile qui oppose les troupes fidèles au régime de Bagdad et les « milices archaïques » de Daech aux Kurdes, il se rêve parfois aussi dans le rôle du héros qui réunifierait les Irakiens sous sa houlette. Chirine, jeune et belle étudiante venue rejoindre son général de père pour les vacances, lui permettra lors de longues et complices randonnées à cheval de pénétrer plus profondément ce territoire majestueux et ses secrets. Le fils plus discret voire écrasé par la figure paternelle semble quant à lui taciturne, fragile et inquiet. Alors que le temps semble s’être suspendu autour d’eux, l’avancée de Daech et un attentat couperont court à cette parenthèse. Par qui et pourquoi le général Ghabdan a-t-il été assassiné ? Qu’est donc devenu son trésor archéologique ? Charif Majdalani construit son roman sur des confrontations et des contrastes. L’isolement de l’oasis dans un paysage à la puissance envoûtante et l’étude archéologique qui relève par essence de la patience, du calme et du temps long viennent se heurter à la guerre génératrice d’inquiétude, de précipitation et de désordre. Cette élasticité du temps, étiré à l’extrême puis enchaînant soudain à une vitesse vertigineuse informations, changements de direction et événements, déstabilise le lecteur autant que le héros. L’immobilité du contemplatif ou de la réflexion sur l’histoire et la guerre que l’on trouve dans les discussions passionnantes entre Raphaël et le supérieur du couvent se retrouve alors brutalement bousculée par l’urgence de l’action, l’incohérence apparente des événements et des trafics sous-jacents. Le facétieux auteur s’amuse même dans un troublant jeu de miroir à introduire deux Chirine, la première, irakienne et fille du général et la deuxième libanaise, femme libre et styliste à succès, l’une avec ses zones d’ombre et l’autre lumineuse, pleine de rires et de gaieté. Seul point commun entre les deux : un farouche esprit d’indépendance. C’est justement de sa pluralité, de cet entrelacs très judicieusement organisé entre marche erratique de l’Histoire, réflexions philosophiques, écologiques ou politiques et roman d’aventures que Dernière oasis puise sa force d’attraction. Si l’histoire de l’Irak ravagé par de nombreux conflits (guerre avec l’Iran de 1980 à 1988, guerre avec le Koweït, dite Guerre du Golfe en 1990-1991 puis première guerre civile d’Irak entre sunnites et chiites de 2006 à 2009 et une seconde en 2013), la violence et la corruption se disent ici, c’est dans un jeu subtil entre le local et l’Histoire à plus grande échelle, à partir d’une réflexion philosophique plus générale complétée par des analyses géopolitiques appropriées. Loin du sensationnel et du voyeurisme complaisant des médias face aux tragédies ou à la scrupuleuse et effrayante comptabilité des morts, Charif Majdalani se met à distance. Son narrateur, en témoin plus ou moins naïf, à travers ses observations et ses questions, à travers aussi ce qu’il apprend de ses divers interlocuteurs, nous restitue en toute incertitude ses constats et les hypothèses qui se présentent à lui au moment même où il s’exprime. « La théorie du complot, d’un monde dont les ficelles sont tirées dans les coulisses par des êtres mystérieux (…) est une version vulgaire du sentiment d’impuissance face au désordre et à l’opacité des affaires du monde. (…) Si l’on sait pertinemment que les gens qui nous gouvernent prennent des décisions par opportunisme et agissent par ambition, par fanatisme ou par aveuglement, on admet moins qu’ils le font sans doute aussi, et le plus souvent, par bêtise, par ignorance, par une vision tronquée du réel. » « Incapables d’admettre que l’Histoire n’avance qu’à tâtons, que ses acteurs jouent à colin-maillard avec les événements alors que nous les croyons toujours dans une brillante partie d’échecs, nous essayons de donner cohérence aux faits en reproduisant les affabulations télévisées ou cinématographiques qui nous inondent et qui finissent par transformer notre manière de voir la réalité. » « Les événements arrivent souvent autrement (…), à cause d’un hasard quelconque ou d’un fait divers anodin et imprévu. » Dernière oasis reprend aussi à sa façon les codes du roman d’enquête avec un trésor à l’origine douteuse qui déclenche fantasmes et envie chez ceux qui l’approchent, qui disparaît soudain dans un mystérieux jeu de passe-passe que l’expert n’a ni vu venir ni compris et dont il traque les traces sur place mais surtout ensuite sur internet, non pour se l’approprier mais pour s’assurer que nul ne l’a détruit et enfin comprendre les dessous de cette affaire. Si cette intrigue est dénouée à la toute fin du récit, Charif Majdalani, dont on sent bien qu’il s’est attaché au fil du roman au personnage de l’étrange Ghadban, homme puissant, déterminé et imprévisible mais également cultivé et sensible aux arts dont il fait un personnage omniprésent, ne départit jamais celui-ci de son ambiguïté et laisse son lecteur choisir de le classer parmi les êtres retors, corrompus et sans foi ni loi ou parmi les idéalistes soucieux de l’avenir de leur pays. Outre les ruptures de rythme entre accélération et distorsion du temps précédemment évoquées, la narration portée par l’archéologue est assez classique et se trouve agrémentée de nombreux dialogues. L’ordre chronologique y est scrupuleusement respecté pour aboutir, malgré la complexité de l’ensemble, à une lecture assez fluide. Pour les scènes où Raphael est saisi tout entier par la contemplation de ces merveilles archéologique ou du paysage qui l’entoure l’écrivain utilise un lyrisme poétique qui vient réchauffer la froideur tout intellectuelle de son regard sur l’Histoire. « Le danger impalpable accentue la beauté des choses. » Probablement dans le même souci d’alléger et d’équilibrer son récit, Charif Majdalani y introduit parfois des traits d’humour et une dose d’autodérision : « Après un moment d’euphorie, je repris mes esprits. J’étais en train de me laisser à nouveau aller à cette vilaine manie de construire des scénarios et d’y croire, comme les journalistes, les politologues et les historiens. » Ce roman complexe qui sur fond de guerre et de trafic d'œuvres d'art aborde le désordre du monde et, face à notre incapacité à décrypter l’Histoire et ce présent qui se déroule sous nos yeux, l’inaccessibilité des enseignements qu’ils pourraient nous livrer pour peut-être éviter les désastres à venir, est salutaire et captivant. L’opposition que Charif Majdalani y développe entre le chaos des hommes et la beauté de la nature ou de l’art et la manière tout à fait singulière dont pour la formaliser il distord le temps, relève, quant à elle d’une extraordinaire prouesse. Il y a de la magie dans tout cela, propre à entraîner le lecteur dans un voyage hors du commun et s’en trouver inéluctablement fasciné. Du grand art ! Dominique Baillon-Lalande (08/10/21) |
Sommaire Lectures Actes Sud (Août 2021) 272 pages - 20 € Version numérique 14,99 € Babel (Octobre 2023) 272 pages - 8,50 € Charif Majdalani, né en 1960 à Beyrouth où il vit, professeur d université et écrivain, est l auteur d une dizaine de livres. Bio-bibliographie sur Wikipédia |
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