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Ludmila CHARLES


La belle saison



En Europe centrale, à Nove Mesto, le premier Avril naît Elena. Tout le monde croit à une farce, vu l’âge de la mère et celui de ses cinq enfants précédents dont certains déjà majeurs, et ses rondeurs accumulées qui ont complètement occulté cette grossesse aux yeux des voisins. La fillette pousse donc dans une famille où les femmes sont majoritaires, où la mère tient les rênes face à un père taiseux et effacé dont l’unique fils, le beau Marian, se révèle un gamin puis un militaire velléitaire et assez docile. Elena a passé sa jeunesse avec le fils de Nora, la fille aînée travaillant à la ville proche, né quelques semaines à peine après elle. À l’école elle se démarque volontiers de ce garçon qui comblera plus tard les désirs d’une mère déterminée et ambitieuse en devenant ingénieur mais qu’elle trouve froussard et stupide. Elena, sauf les cours de langues qui la font rêver d’un ailleurs, n’aime pas l’école, ni vraiment Nora, ni son fils. Seule Magda qui s’en est occupée comme une seconde maman jusqu’à ses cinq ans mais qui, après son mariage avec Adam a quitté la maison pour la France, compte vraiment pour elle. Son départ a laissé un grand vide dans le cœur de la fillette qui n’est comblé qu’au mois d’août, quand Magda revient chaque année avec sa fille Anna dans la maison familiale. Des autres sœurs qu’elle confond souvent elle ne sait pas grand-chose, juste qu’elles vivent loin, viennent rarement et lui ont fait de nombreux neveux et nièces dont certains qu’elle n’a jamais vus. C’est avec Anna, la fille de Magda, malgré les six ans qui les séparent, qu’elle se lie d’une étrange et intense amitié lors de leurs retrouvailles estivales. Toute l’année, la grande et la petite n’attendent que cette belle saison, avec ces moments joyeux de musique partagée et d’escapades à deux ou à trois avec Magda. Une fois, Elena a même été les rejoindre quelques semaines en France pour les vacances. Ce sont là ses plus beaux souvenirs.
Elena, fille de vieux peu aimée par un père usé et aigri qui la traite parfois avec brutalité, apprend vite à se faire oublier. Nous la voyons fragile, inquiète mais de bonne volonté, grandir sans oser poser de questions, allant même jusqu’à étouffer ce qui la trouble.  Elle traverse la vie sur la pointe des pieds en prenant garde à ne déranger personne. « Une vie à l'essai, en somme. » À la fin de sa scolarité c’est donc sans protestation qu’elle tirera un trait sur l’université de langues qu’elle souhaitait entreprendre, acceptant que celle-ci, trop éloignée de chez elle, impliquerait un coût d’hébergement hors des possibilités familiales puisque son classement général médiocre excluait toute bourse d’aide versée par l’État. Elle fera donc comme Magda du secrétariat, grâce à Nora qui a joué de ses relations pour faire accepter celle qui ne voulait ni travailler en usine ni être vendeuse à une formation courte à proximité. C’est Nora encore qui lui trouvera à sa sortie un poste à la coopérative locale où, pour la première fois elle se sentira vraiment à l’aise et appréciée, jusqu’à ce que celle-ci se restructure suite à son passage aux mains du privé. Nora qui y connaît du monde lui obtiendra alors un nouveau poste, plus routinier, dans l’administration locale. Presque par ennui et parce qu’il est temps qu’elle franchisse le pas avant de se retrouver vieille fille, Elena épouse Pavel, un gars de chez eux, gentil et banal avec lequel elle aura rapidement une petite fille nommée Petra. La maternité la comble et les jours s’écoulent tranquillement jusqu’au licenciement de son mari. Quand, face à la conjoncture, celui-ci se retrouve contraint d’accepter un travail sur des chantiers de construction en Angleterre pour nourrir sa famille, à raison d’un bref séjour au pays tous les six mois, l’équilibre familial se fragilise. Une fois, une seule, elle décida de l’y rejoindre avec Petra pour les vacances. Mais le sort en avait décidé autrement : le hall et la cage d’escalier de l’appartement HLM dont ils étaient devenus propriétaires devaient être repeints et une fois la facture payée ce qu’il restait de leurs économies ne suffisait plus que pour un seul voyage. Elena laissa bien sûr la place à sa fille et l’adolescente de seize ans en fut encore plus excitée.

« La mère d’Elena mourut l’année où le pays se scinda en deux », son mari obtint par l’intermédiaire de son aînée une chambre dans un centre pour personnes âgées mais c’est Elena, cette cadette mal acceptée mais présente sur place, qui, l’établissement ne servant qu’un repas par jour, passera tous les soirs lui amener la soupe.  Elle l’accompagnera jusqu’à la fin. Dès lors tout se dissout : la maison familiale est à l’abandon, Magda ne revient plus au pays, Anna maintenant indépendante passe les vacances avec ses jeunes amis français, Petra rejoint son père en Angleterre et Elena se retrouve cette fois abandonnée à elle-même alors qu’elle vient d’apprendre que la maladie la prenait en traître…

       Ce livre est celui du silence. Celui du secret familial non-dit, effacé, incompris, qui pèse sur tous et particulièrement sur l’héroïne. Les cachotteries aussi qui pour éviter le regard des autres et les commérages de la petite ville, musellent chacun quant à son existence hors du huis clos familial. La vie est un combat, il faut serrer les dents et ne rien laisser paraître de ses faiblesses et ses échecs. Se plaindre ne changerait rien, ferait perdre la face et nuirait à la réputation du clan.  
Il en est de même pour les événements qui traversent l’histoire du pays. « Tchernobyl était loin, tout à leurs soucis du quotidien personne n’y prêta attention » et « la révolution, s’il y en avait une, ne les atteindrait pas davantage que le nuage toxique ». Trop éloignés de tout, trop engourdis par leur quotidien routinier, dépassés par l’évolution du monde et l’Histoire agitée et confuse de leur patrie, ils se mettent hors-champ, hors-jeu, se tiennent immobiles figés dans la résignation, courbent l’échine en attendant le lendemain. Seules les naissances et les décès semblent ici ancrer les êtres dans le réel de la vie et rythmer le temps. Ainsi, pour Elena, la fin du socialisme s’est trouvée complètement éclipsée par l’élément majeur de sa vie : la naissance de Petra.

Dans La belle saison le silence se conjugue avec l’abandon et l’absence. Elena, est un être passif englué dans la torpeur : car « il y avait une infinie douceur à se laisser glisser dans le vide, à se diluer hors de soi ». Elle ne parvient ni à quitter ce huis clos aussi rassurant qu’étouffant et destructeur, ni à s’y faire vraiment une place. Son existence, ses gestes, semblables à ceux des femmes qui l’entourent ou qui l’ont sur plusieurs générations précédée, sont « aussi impersonnels que ceux des ouvriers à la chaîne ». Que nous dit-elle si ce n’est le vide cette petite fille, cette adolescente, cette femme immobile qui regarde défiler sa vie sur un écran, happée par des détails excentrés qui lui masquent l’essentiel, étrangère à tout, tous et elle-même ? Non qu’elle soit insensible, elle montre même une réelle porosité avec la nature ou les éléments et sait être parfois touchante, mais, à partir du flou dont l’auteure pare sa silhouette dans un portrait expressionniste qui ne nous livre finalement que bien peu de choses, elle se fond dans un mystérieux état intermédiaire entre vie et mort. Elena est une absence. C’est cet exil intérieur qui la caractérise et en cela même qu’elle nous fascine et nous trouble. Le fait que l’ensemble des personnages soient ici archétypiques et sans véritable épaisseur psychologique, renvoie et met en relief à la fois leur inexistence sociale et leur mal-être individuel.

C’est avec des chapitres très courts et une écriture simple et sèche que Ludmila Charles transcrit de façon détaillée la vie quotidienne de l’héroïne et des siens et, en creux ou par effet de suggestion, les émotions ou sensations cachées qui s’en dégagent. Au fil des confidences et du dévoilement d’Elena, de l’avancée de son parcours de vie, le récit se fait plus introspectif, plus sensible et s’autorise certains développements.

Bien qu’ayant ancré son roman dans une contrée ravagée par les conflits et les invasions sur plusieurs siècles, Ludmila Charles a choisi de ne pas s’appesantir sur ce contexte historique pour se focaliser sur des problématiques plus contemporaines comme la pauvreté, le chômage, l’alcoolisme, les migrations économiques et l’exil, le déterminisme social et la condition féminine.
Baba, Nora, Magda et bien sûr Elena, la narratrice, sont de belles figures de femmes, et ce pluriel est particulièrement intéressant car il permet à l’auteure de disposer ainsi d’une palette de personnalités, de réactions et de choix qui vient élargir le champ des possibles et les propos. La manière dont l’auteure s’appuie sur le vide de son héroïne principale pour en tirer de l’intensité et de la richesse émotionnelle est spectaculaire.

 La belle saison est un premier roman délicatement nostalgique qui ne dédaigne pas l’humour, un récit empreint de gravité que traversent par instant des fulgurances joyeuses, un concentré de sensations, d’émotions et de réflexion parfaitement dosé qui mérite lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/03/21)    



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Noir sur Blanc
Notabilia

(Janvier 2021)
128 pages - 14 €



















Ludmila Charles,
née en 1967, enseigne la littérature à l’université.
La belle saison est
son premier roman.