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À l’extérieur, c’est le chaos : la politique néo-libérale a fini par amener au pouvoir une extrême-droite dictatoriale, « Les Dingues », les services publics se sont effondrés et diverses milices religieuses, identitaires et politiques lourdement armées occupent et ravages tout le territoire. « Tout le monde savait que des territoires entiers de la banlieue avaient fait sécession. Et pas à cause de l’Islam, comme l’avaient fantasmé les intellectuels organiques des Dingues, mais à cause d‘un choix délibéré de concentrer l’essentiel des secours sur les communes plus aisées et sur le centre de Paris. » Ils avaient même refusé « de laisser entrer des ONG scandinaves qui avaient proposé leur aide pour les départements de la couronne parisienne après les appels au secours de Médecins du Monde ». « C’est grâce à la police que les Dingues sont arrivés au pouvoir (…et) depuis la Libanisation, les flics jouent un jeu trouble. Ils passent des alliances de circonstances sur le terrain avec les milices en position de force. De préférence les milices d’extrême droite. » L’Armée Chouanne et Catholique, les salafistes, les Groupes d'Assaut Antifascistes, ZAD partout, ou les régionalistes comme la Nation Celte, s’affrontent au quotidien semant la terreur sur leur passage. À cette dictature, cette balkanisation sauvage et aux catastrophes écologiques – « On était en novembre, on avait tendance à l’oublier tant les aberrations climatiques s’enchaînaient à un rythme de plus en plus soutenu. Les Dingues, comme la plupart des gouvernements populistes en Europe, s’obstinaient dans le déni », « Les scènes de pillages en Picardie, et à Amiens en particulier, avaient fait le tour du monde. C’était devenu banal. La Californie était un incendie permanent et la moitié de la Hollande avait les pieds dans l’eau. On avait signalé des cas de choléra à Amsterdam » –, à tout cela, s’ajoutait la perspective du Stroke, une imminente et totale panne informatique organisée par l’Alliance internationale des hackers déterminée à asséner le coup de grâce à cette société à bout de souffle. Dans ce récit à la première personne, deux femmes tiennent une place de choix. Si Estelle Nowak, femme d’influence, amie d’Alexandre et amante un temps d’Adrien, ne fait que traverser le roman, sa fille Chimène, jeune fille brillante programmée pour Normale Sup mais plaquant tout subitement par dégoût et rébellion pour intégrer la milice Odin (apparentée à Nation Celte) en sera un personnage-clé. « Je plains ta génération, me disait ma mère, depuis que j’étais toute petite (…) Des fascistes un peu partout, une économie en déroute, un environnement qui se casse la gueule (…) Regarde maintenant ta petite fille surdouée (…) On ne s’ennuie plus dans une milice (…) Le Nain me tend un Famas. (...) Parfois j’aimerais avoir peur. Ça me rendrait humaine. En même temps je me demande si ce serait une bonne chose, être humaine, en ce moment ». C’est par la voix deChimène, dite Chimère chez les combattants, que le lecteur découvrira en direct la barbarie des groupes armés mais aussi leur quotidien, assistera à la troublante complicité qui se tisse entre elle, Le Nain inculte, drogué et sanguinaire qui se révélera plus complexe, plus attachant et plus intelligent qu’elle ne l’avait a priori pensé, et Rachel, une transgenre (elles sont plusieurs chez Odin) qui ne la laisse pas indifférente. Elle nous permettra aussi de pénétrer d’un peu plus près une sympathique « communauté utopiste » vouant un culte à Vivonne. C’est dans un décor pluriel (Rouen de l’enfance, Paris des études, errance à travers la France et la Grèce par la suite) et sur une période mal délimitée des années soixante à un futur proche puis jusqu’à un avenir plus lointain), que nous balade Jérôme Leroy dans Vivonne, un roman entre apocalypse et douceur qui, ancré dans l’au-delà et l’ailleurs de la littérature et la poésie décentre la réalité. « La poésie sert à ça, à emporter le monde avec nous, dans le temps et dans l’espace. » Chaque personnage correspond à un genre littéraire : Chimène vient du roman noir par sa violence et son humour cinglant ; Garnier est de l’ordre de l’enquête et de la biographie ; Béatrice est en retrait du monde dans un registre plus doux comme le sont les communautés utopiques de la Douceur avec lesquelles pourtant elle n’a aucune attache ; Titos, l’enfant grec, nous fait passer la porte du fantastique. Si Jérôme Leroy nous parle ici de dérèglement climatique et des catastrophes naturelles qui se multiplient annonçant si ce n’est la fin de notre planète celle de notre civilisation et fragmentant les populations dans une logique d’autonomie et de lutte pour la survie, il n’en oublie pas pour autant la politique et la sociologie. « Nous serions d'éternels spectateurs de nos vies, condamnés à être connectés en permanence les uns aux autres dans un présent perpétuel jusqu'à la catastrophe en cours, inévitable, parce qu'à un moment ou un autre, le réel se venge d'avoir été réduit en esclavage par les algorithmes. » Au cœur de son roman, le fascisme, les guerres de religions, les gouvernements populistes, le peuple méprisé et livré à lui-même, le milieu ouvrier, le communisme, l’accouchement aquatique, la toute puissance financière et virtuelle, les questions du genre, de l’identité et des minorités, s’y disent aussi. L’auteur profite ainsi de sa description de Rouen, ville bourgeoise, patrimoniale et industrieuse à ses portes, pour élaborer un pamphlet sur l’urbanisme fort à propos : « Les maisons du XIVe siècle où naguère s’entassaient sous les combles humides des familles de dix personnes qui jetaient leurs ordures dans les eaux du Robec, et devant lesquelles passait le matin Adrien Vivonne, furent rénovées alors que leurs habitants étaient chassés au loin, dans les tours de Grand’Mare ou encore plus loin vers la rive gauche (…) Rouen se mit à ressembler à un décor de film moyenâgeux et, comme tant de villes de France, elle prit cet air maquillé, mais maquillé comme peut l’être un cadavre qu’on veut rendre présentable. » Ici comme dans de nombreux passages transparaît ce regard critique mais souvent chargé d’humour que l’auteur porte sur notre monde contemporain. L’invasion de nos existences par le virtuel n’y échappe pas : « Elles sortaient de leurs sacs des téléphones portables, les effleuraient de gestes gracieux. C’était bien un des rares avantages des technologies digitales que d’avoir fait naître cette science de l’effleurement, cette nouvelle école de la caresse. » Le cinéma, le rock, y sont aussi au rendez-vous : « La particularité de sa génération c’était qu’elle avait vu "Soleil vert" à quinze ans et qu’à cinquante elle vivait dedans. » Dominique Baillon-Lalande (05/05/21) |
Sommaire Lectures La Table Ronde (Janvier 2021) 416 pages - 22 € Version numérique 15,99 €
Bio-bibliographie sur Wikipédia Découvrir sur notre site d'autres livres de Jérôme Leroy : En harmonie La grande môme Le bloc |
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