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Alexandra KOSZELYK


La dixième muse


Florent est appelé à l’aide par son ami Philippe : il doit intervenir au Père-Lachaise où des racines ont engorgé des canalisations mais sa voiture ne démarre pas. Une fois sur place, tandis que Philippe s’attelle à la tâche, Florent explore le cimetière, s'égare dans ses allées silencieuses, en visite la chapelle puis suit un chat qui le conduit sur la tombe de Guillaume Apollinaire de Kostrowitzky. Bien que les souvenirs qu’il conserve du poète datent du collège et soient assez confus, il y sent une force étrange qui l’y retient. Quand son ami le presse de rentrer, il embarque par distraction une des rondelles de bois fraîchement coupées qu’il avait ramassée dans un élan de curiosité pour en observer de plus près les marques concentriques. Celle-ci ne sera pas sans jouer son rôle dans le roman.
À partir de ce jour, pour lui, plus rien ne sera pareil. 

De l'attitude de son chat face à cette rondelle de chêne au prénom de sa compagne (Louise) qui le renvoie à la Lou de l’illustre poète, tout l’amène à penser qu'il est depuis cet instant en lien spirituel avec cet Apollinaire qui envahit progressivement ses nuits et ses journées. Il est vrai que Florent qui a perdu il y a moins de six mois ce père qui l’a élevé seul avec autant d’attention et de rigueur que de froideur et d’autorité, montre depuis l’enterrement des signes d’une dépression qu’il n’identifie pas comme telle mais dont il n’arrive pas à se sortir. Depuis l’épisode du cimetière, lui qui ne sortait plus qu’avec peine de chez lui se précipite en librairie pour y trouver des ouvrages sur « Gui » (comme Apollinaire se faisait nommer par ses amis), hante le quartier Montparnasse et les rues de Paris sur ses traces, se laisse prendre par le désir en lisant ses poèmes d’amour qui peuplent son sommeil de rêves érotiques. L’occasion d’une scène assez drôle où Louise piquée de jalousie s’inquiète d’une certaine Marie Laurencin dont son mari semble obsédé. Bref, Florent vit sur une autre planète, sa distraction le met en danger sur la voie publique et sa femme agacée par son désordre et ses absences prend des vacances chez sa mère sous prétexte de l’aider à réaliser quelques travaux dans sa maison. L’agrégé d’allemand en congé formation reconnu jusqu’à présent par tous comme un homme sérieux, calme et mesuré, en semble étonnamment non seulement peu affecté mais soulagé. Ce départ qui laisse libre cours à son étrange compagnonnage avec le poète et à ses recherches sans qu’il ait à sentir le désaveu de sa compagne et sans avoir à brider l’exaltation qu’il ressent, lui permettra d’aller jusqu’au bout de cet étrange voyage intérieur. 
Florent, fils unique n’ayant jamais connu sa mère, retrouve chez Apollinaire l’écho de l’enfant abandonné et mal aimé qu’il a été. Il consulte avec fébrilité à la BPI de Beaubourg tout ce qu’il peut trouver sur lui pour en faire, au-delà des années et de la mort qui les séparent, un frère de cœur. À travers les vers de Gui, c’est un reflet de ses propres failles intimes qu’il n’avait jamais laissé voir et dont il n’avait pas vraiment pris conscience qu’il devine. Mais plus il avance plus Florent perd contact avec la réalité et, dépossédé de toute raison et de toute autonomie, il se laisse happer par ce monde parallèle où Apollinaire lumineux et aussi amoureux de la vie que des femmes l’appelle. S’il ne comprend pas encore pourquoi celui-ci l’a choisi pour ce retour dans le passé, il sent confusément que le poète est bienveillant à son égard et que revivre intimement son existence et décrypter ses messages vont changer sa vie. Dès lors il s’accroche à tout signe envoyé par le facétieux poète, du journal intime qu’une vieille Polonaise qui se dit fille d’une ancienne amie d’Olga (la mère d’Apollinaire) lui remet dans un bus aux étranges messages délivrés par des passants, le libraire, le bibliothécaire ou le client d’un bar, pour derrière leur incongruité apparente poursuivre sa quête. Bientôt les neuf amours-muses de Gui n’auront plus de secrets pour lui et le lecteur a l’impression que cette plongée dans l’intimité d’un autre par la poésie offre à cet homme jusqu’alors introverti, craintif, coincé dans une apparente normalité et plus soucieux des autres que de lui-même, l’opportunité d’une initiation sentimentale et sensuelle par procuration qu’il finira par faire sienne.
La dernière partie du roman consacrée à Gaïa, déesse-mère de la mythologie grecque liée au mythe de la création de la terre, bascule dans un délire lyrique, écologique et fantastique. Dans ce récit, celle dont la littérature a souvent fait un élément symbolique de la Terre-mère et de la nature, se serait elle aussi laissée émouvoir et enthousiasmer par cet adolescent poète qui par sa compréhension sensible de la nature et sa passion pour les arbres, par les correspondances qu’il établissait entre elle et ses muses dans ses poèmes, l’aurait réconciliée avec le genre humain et lui aurait redonné espoir d’un monde plus harmonieux. Alexandra Koszelyk en fera pour ces raisons cette dixième muse d’Apollinaire qui donne son titre au roman.

C'est à partir des poèmes, de la correspondance, des amitiés profondes (Picasso, Blaise Cendrars, Henri Douanier-Rousseau) et des amours sensuelles (Marie, Madeleine, Louise, Jacqueline…) de Guillaume Apollinaire qu'Alexandra Koszelyk construit cette fable moderne, lyrique, écologique, onirique et littéraire, élaborée comme un puzzle par un narrateur à la lisière de la folie. 
Dans ce roman s’enchevêtrent  trois fils : celui de la poésie sous la forme d’une biographie sensible, subjective et vivante d’Apollinaire à travers ses poèmes et sa correspondance, celui de la nature magistralement incarné par la divinité Gaïa, et celui, contemporain, de Florent, cet autre enfant mal aimé plongé dans un environnement écologique aussi outrageusement ravagé par les hommes que celui que le poète fauché par la grippe espagnole à trente-huit ans après avoir été gravement blessé dans les tranchées (on trouve son  nom gravé sur les plaques commémoratives du Panthéon comme "écrivain mort sous les drapeaux pendant la Première Guerre mondiale") a vu détruire par la Première Guerre mondiale.
Mais si la nature et l’écologie prennent ici de façon inattendue une place importante, c’est plus globalement de cet enchevêtrement entre le rêve et la réalité, que le roman tire sa substance, entre poésie, glorification esthétique et sensuelle de la vie, et intimité d’un adulte abîmé par l’enfance et fâché avec l’existence qui grâce à elle parviendra enfin à déplier ses ailes et à grandir. La poésie qui émeut, emporte, ouvre des portes du sensible et du possible, peut ramener l’être humain à la fois à la nature et à lui-même, est au centre de cette ode musicale, vibrante et intime qui s’adresse aux sens et aux sentiments autant qu’à l’intellect. 

C’est un roman peu ordinaire à l’image de la vitalité, des facéties et des poèmes de Guillaume Apollinaire l’immortel qu’avec une langue fourmillant de sensibilité et de métaphores et un souffle puissant Alexandra Koszelyk dans La dixième muse nous offre. On s’en régale.
Pour ceux qui souhaiteraient approfondir la rencontre avec le poète, le fonds Guillaume Apollinaire est conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et Franck Balandier en fait dans Apo une approche biographique tout aussi personnelle, partielle et en cela complémentaire, qui mérite également lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/08/21)    



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Lectures








Alexandra KOSZELYK, La dixième muse
Aux forges de Vulcain

(Janvier 2021)
280 pages - 20 €














Alexandra Koszelyk,

née à Caen en 1976,
enseigne, en collège,
le français, le latin
et le grec ancien.



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