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Alain KEWES


Au pays du roi qui inventa l’écriture



En ces temps où les vols internationaux sont très réduits, voici une intéressante occasion de s’envoler vers la Corée du Sud. Ce livre n’est pas un guide de plus sur le pays ou un journal de voyage mais simplement, seulement, surtout un carnet où l’auteur note ses impressions, ses réflexions, ses émotions, ses surprises, ses amusements, ses irritations, bref ce qui lui vient à l’esprit au moment de partir, pendant le séjour et même au retour. En effet des passages en italique apportent, après coup, avec humour et autodérision, quelques questions, précisions ou contradictions à ce qui a pu être noté sur place.

Dans la première partie, l’auteur observe ses propres comportements au moment du départ, le sentiment d’abandon, d’allègement, de lâcher prise une fois que la maison est quittée, les bagages enregistrés et qu’il s’en remet entièrement aux professionnels, contrairement à la vie quotidienne. « En temps ordinaire, nous sommes tendus dans nos responsabilités, écrasés par leur poids. Fais, car personne ne le fera à ta place. On y pense à peine mais c'est épuisant de devoir à chaque seconde compter sur soi. » « Être parti, c'est se rendre, se vouloir fragile, à la merci des autres : conducteurs, pilotes, aiguilleurs, chauffeurs, tout un monde qui travaille, dont c'est le métier, à qui l'on confie son destin. À eux de faire en sorte qu'il n'y ait pas de retard, de correspondance ratée, d'erreur. Accepter de dépendre du monde a son charme. »
C’est cette légèreté, cette disponibilité, cette ouverture aux autres qui rend le voyage passionnant. Pas de but précis, de mission, de visites obligatoires, seulement le désir de voir, rencontrer, observer, comprendre, s’étonner…

Comme il faut bien des points de chute, il a choisi d’une part une ville moyenne sur la côte ouest avec ses îles dépendantes et d’autre part Séoul, la capitale. Il observe les gens, les rues, les jardins, les magasins, les temples, les églises, les statues, la gare, le Palais royal et nous en offre des « instantanés » comme des photos prises sur place.
Il évoque ce qui le surprend comme les Wedding hall. « Dans la ville moyenne de province où je séjourne (mais il en va de même partout, m'assure-t-on) il y a, disséminées, des constructions étonnantes et détonantes. Ici un gigantesque palais de Maharadjah, là un château de Belle au bois dormant, ici encore un temple Art Déco qu'on croirait démonté de quelque Gotham city pour être reconstruit ici. Ce sont des Wedding Hall, des salles de mariage. Louant peut-être à la demi-heure une limousine rose, de jeunes couples viennent y consigner et célébrer leur union devant une nuée d'appareils-photos (soyons moderne : de Smartphones) familiaux, avant d'être chassés par le couple suivant. Car les mariages s'y succèdent à la chaîne. »
Ou encore les Hanoks. « J'ai visité, au cours de mon séjour, plusieurs villages traditionnels, appelés Hanoks, dont deux entièrement artificiels, fac-similés, où l'on déambule, entre boutiques de souvenirs, cafés et gargotes (dans lesquelles on mange très bien pour un prix tout à fait modique). Si ces lieux attirent les touristes, ils attirent aussi, et en plus grand nombre, les Coréens eux-mêmes, faisant de ces villages d'authentiques espaces de vie, particulièrement à la nuit tombée. Le top, quand on est Coréen et qu'on visite un hanok (authentique ou faux, peu importe) est de louer pour l'occasion un costume traditionnel qu'on trouve à l'entrée, longue jupe bouffante et gilet brodé très colorés pour les filles, pantalon et gilet écru pour les garçons sans oublier le chapeau bizarrement posé sur la tête. C'est un bonheur que de voir chalouper dans la foule les jeunes couples amoureux ainsi vêtus, déambulation toutefois fréquemment interrompue pour les inévitables séances d'autoportraits dès qu'un élément de décor le mérite. Les sourires, eux, sont toujours sincères, authentiques. Le plaisir est réel. »
Il regarde, sourit, réfléchit, mais ne juge pas, ne se moque pas, et relativise en confrontant avec certaines traditions d’ici ou d’ailleurs tout aussi kitsch au premier regard.

On retrouve au fil des pages, son goût de l’humour, son intérêt pour l’histoire et sa passion pour l’écriture…
L’humour, c’est par exemple quand une touriste américaine lui demande de la photographier devant une statue du roi Sejong. Malheureusement, il cadre bien la touriste mais pas la statue et s’excuse en disant : « Well, I’m french... We always cut heads when we see a king. » Ou encore lorsqu’il évoque les chauffeurs de bus : « À l'arrivée du bus, le chauffeur descend, se poste à côté de la portière et s'incline quasi à l'horizontale, afin de le saluer, à chaque voyageur qui sort. Chauffeur d'autobus, un métier éprouvant pour le dos, en Corée plus encore qu'ailleurs. »
L’histoire de la Corée, il la brosse en quelques paragraphes évoquant les trois royaumes qui ont peu à peu constitué le pays jusqu’à ce que celui du nord l’emporte sans oublier la géographie qui « a flanqué ce petit état de deux puissants voisins, Chine et Japon, entre lesquels la péninsule coréenne est comme une andouillette entre deux molosses. Le Japon lui donna deux coups de dents féroces. Une première fois, au seizième siècle, qui la dévasta. Une seconde à la fin du dix-neuvième, qui la dévasta. Quant au molosse chinois, il se contenta de baver continûment sur elle et sa salive imprégna tant l'andouillette qu'elle en fut digérée sans jamais avoir été ingérée. L'épilogue contemporain est un pied-de-nez. Tout juste libérée du joug japonais, la Corée vit se matérialiser deux voisins qui n'avaient jamais existé pour elle, et qui se la partagèrent… »
La passion pour l’écriture, on la retrouve un peu partout, dans les livres qu’il a lus ou emportés avec lui (Le Clezio, Echenoz, Elisa Shua Dusapin…), ou à propos d’une statue qui trône devant la Poste Centrale : « Elle perpétue la mémoire de l'inventeur et organisateur du service postal coréen à la fin du XIXème siècle. J'avoue ne pas connaître son homologue français, de quelque siècle qu'il soit, mais je doute qu'il bénéficie de pareille considération, fût-ce dans sa ville natale. L'écriture, celle du peuple, des gens ordinaires, celle qui relie les hommes, est décidément l'objet en Corée d'une attention toute particulière. » Il faut dire que cette observation fait suite à une page consacrée au roi Sejong (1397-1450) qui – et c’est l’origine du titre du livre – décida « d'inventer une langue, une écriture plus précisément, qui s'adresserait à tous, qui ne serait plus un outil d'obscurcissement et donc de domination d'une élite sur le peuple. » Pour créer ce hangeul, « il remplaça les millions d'idéogrammes venus de Chine dont le plus lettré de ses conseillers ne possédait pas la connaissance, par un alphabet de vingt-quatre lettres qu'il s'employa, pendant toute la suite de son règne, à faire enseigner dans les écoles jusqu'au plus isolé des villages, afin que les enfants et les adultes qu'ils deviendraient puissent se dire, dire le monde et le partager avec tous. » À sa mort, on s'empressa d'interdire le hangeul mais au XVIIe siècle il fut à l’origine d’une littérature romanesque féminine…
La condition des femmes est aussi observée par l’auteur au fil de ses déambulations, leur présence dans l’espace public, de jour ou de nuit, dans les rues, les cafés ou les restaurants, leur manière de s’habiller… « Même si aucun endroit au monde n’est un paradis pour les femmes, la Corée, à première vue, s’en rapproche. » Avec toutefois une petite interrogation sur le recours fréquent (et avéré dans la littérature) à la chirurgie esthétique.  « La Corée est le pays par excellence de la chirurgie esthétique. Pour raisons professionnelles. Libres, les femmes de Corée ? »

La dernière partie est consacrée au retour et à ce qu’il reste ensuite du voyage, les souvenirs et la manière d’en parler, les regrets de ce qu’il n’a pas vu, les « instantanés ratés »…

Un livre court (80 pages) mais très riche en observations, réflexions, descriptions, un très agréable carnet de voyage qui en dit autant sur le visiteur que sur le pays visité, un livre d’écrivain sensible, compréhensif, ouvert sur les autres et plein d’humour.

Serge Cabrol 
(26/04/21)    



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Lectures







Alain KEWES, Au pays du roi qui inventa l’écriture
Henry
(Octobre 2020)
80 pages - 10 €














Alain Kewes,
né à Forbach en 1958,
nouvelliste et critique littéraire, a créé les éditions Rhubarbe
en 2004.






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