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Víctor DEL ÁRBOL


Avant les années terribles


Ce nouveau roman de Victor Del Arbol est, lui aussi, assez « terrible ». L’histoire racontée par Isaïe, personnage principal est poignante, douloureuse et violente. Mais l’auteur dont le talent n’est plus à démontrer a su produire les pages qui retiennent notre attention et notre intérêt. Son écriture va encore une fois susciter les frissons, puisqu’au cours de la narration d’événements plus que dramatiques et de leurs nombreux rebondissements, elle nous laissera entrevoir cette humanité qui perce malgré les désespoirs et les drames vécus. Il s’agira pour certains personnages de « s’adapter » au mal, à la guerre, et même à la cruauté, car il n’y a pas d’échappatoire possible, à part la mort. Face à des idéologies qui « embarquent tout esprit critique » et rendent inopérantes les moindres résistances.
Dans la préface – à Barcelone en 2017 – Isaïe est interviewé par une journaliste à qui il veut transmettre ce qu’il a vécu… pour, peut-être, arriver à mieux vivre : « Comme s’il était enfermé dans une pièce et regardait passer son double devant sa fenêtre, qui le saluerait d’un geste de la main auquel il ne pourrait pas répondre. Il ne peut s’empêcher de penser qu’il est l’imposteur de sa propre vie, redoutant en permanence d’être expulsé du monde fragile qu’il est parvenu à construire. »

C’est en 2016 qu’un ancien camarade, ayant des fonctions dans le gouvernement, vient lui demander de participer à une conférence sur la réconciliation nationale. On apprend donc qu’Isaïe le « Noir aux bicyclettes », a pu s’établir à Barcelone où avec son petit atelier de réparation, il essaie d’oublier les horreurs vécues et aspire à une vie « ordinaire » avec Lucia sa compagne. Bien que ne voulant plus retourner en Ouganda, il finit par se laisser convaincre et part avec Lucia qui, bien qu’enceinte, tient à l’accompagner.

La construction du roman va ainsi se situer sur les deux périodes, d’une part, le passé avec ces « années terribles » de la jeunesse du jeune Isaïe et d’autre part son retour, des années plus tard, à Kampala où les évènements vont être à nouveau dépendants des mouvements politiques, de la religion ou des croyances, pour sans doute tenter de justifier violence et crimes.

« Avant les années terribles j’étais un enfant heureux […] Le bonheur semblait être un état normal, aussi évident que le soleil qui se levait chaque matin ».
Isaïe Yoweri vivait donc dans l’affection des siens avec son père et sa mère, sa grande sœur et son petit frère Joël, dans un petit village du Nord du pays. Il était particulièrement attaché à sa grand-mère, et très proche de Lawino, la camarade dont il était amoureux.
Mais il est enlevé à l’âge de douze ans avec son petit frère Joël et va alors devenir un enfant soldat, brutalisé, endoctriné, et formé à tuer par la LRA de Joseph Kony, et sera ensuite surnommé « le chasseur ».
Tout au long du récit de ces années-là, Isaïe nous fait part de ses impressions, comme de ses soumissions pour survivre : « Se battre contre des hommes plus grands et plus forts, esquiver les baïonnettes qui veulent vous couper le cou, mordre, griffer, arracher les yeux, écraser des crânes à coup de pierre. » et autres manipulations ou sévices subis.

Et donc à ces chapitres datés à partir de 1992 – la date est chaque fois précisée – vont succéder en alternance, ceux concernant le retour d’Isaïe adulte en Ouganda qui va susciter à nouveau des remous. Sa participation sollicitée à ce congrès ne sera pas sans effet puisqu’il sera le moteur d’un piège tendu avec le kidnapping de sa compagne. Ainsi il va être à nouveau confronté à la violence et à la cruauté. Les passions ne sont pas loin qui suintent encore, la guerre a laissé des traces brutales, le mal a fait des ravages partout et le passé est encore très lourd ! C’est du moins ce que l’on retient de ce récit difficile, qu’il soit vécu par des enfants entraînés à tuer, ou par ce personnage devenu adulte et de nouveau face à cette même insupportable cruauté.
Isaïe n’a pas oublié l’enfant qu’il a été.
« On ne survit à l’horreur qu’en étant l’horreur, en se dépouillant de sa morale et en se livrant à l’instinct brutal pour être libre. »

Le talent de Victor Del Arbol transperce ces pages. Et même si ce n’est pas le suspense qui dirige notre envie de poursuivre ce récit, il est cependant constant et prenant, et alimenté par des épisodes de « respiration » qui peuvent laisser la place à la réflexion.

Et que dire du plaisir retrouvé, et nécessaire, de lire cette écriture : «  Le paysage se dévoilait : des couleurs orangées qui flamboyaient, des bleus qui grimpaient aux arbres jusqu’à la cime, des violets qui dessinaient la courbe de l’horizon. Très lentement, avec une langueur presque érotique, le soleil soulevait les ombres pour nous offrir la présentation éphémère de l’état du monde à son origine. »
On ne termine pas ce roman comme on l’a commencé. On est un peu désemparé, voire sonné par les émotions fortes, les connaissances d’une partie de l’histoire de cette Afrique qui a inspiré l’auteur, et qui a également pu alimenter notre curiosité. Quant à essayer de comprendre ce qui a pu nous attraper à ce point dans cette histoire « terrible », c’est justement là où se situe tout le talent de conteur de Victor Del Arbol.
« Ma patrie était cette enfance vert et marron, où se trouvaient les nuages hauts et blancs, les ciels gris qui craquaient, le chant des cigales, les sauterelles dans les hautes herbes que j’agitais avec un bâton et qui s’envolaient sur mon passage, la réverbération sur les rails abandonnés. La rouille de la vieille locomotive sur une voie de garage. Des centaines et des centaines de crépuscules violets. »

Et puis l’auteur, dans ce qu’il nomme « un épilogue possible », nous livre alors avec une certaine simplicité ce qui a été à l’origine de ce roman, et de l’intérêt suscité par son personnage principal.
« Notre histoire, ce seront les autres ; ils construiront le récit de ce que nous fûmes. Puis viendront le vent et l’oubli. Comme si nous n’avions jamais existé. »
« Et pourtant nous y étions. ».

Anne-Marie Boisson 
(21/09/21)    



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Actes Sud
(Septembre 2021)
400 pages - 24 €

Version numérique
16,99 €


Traduit de l'espagnol par
Claude BLETON










Víctor del Árbol

est né à Barcelone en 1968. Après avoir étudié l'Histoire, il a travaillé dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne. En France, son œuvre est publiée chez Actes Sud dans la collection Actes Noirs.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia








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