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Mikhaïl CHEVELEV


Une suite d’événements


En 2015, Pavel Volodine, journaliste moscovite, apprend qu’il est attendu dans l’église du petit village de Nikolskoe dans la région de Moscou où un homme accompagné d'une bande d’Ukrainiens retient cent douze personnes en otages, dont douze enfants. Leur chef le réclame comme médiateur. Sur son écran, Pavel reconnaît dans le terroriste Vadim Petrovitch Sereguine, ce jeune soldat russe prisonnier d’un chef local Tchétchène en 1996 qu’il avait réussi, avec son coéquipier Evgueni Stepine, cameraman pour la télévision, à faire libérer lors de son premier grand reportage pour Le Courrier de Moscou. Si à sa libération Vadim, sans famille, s’était facilement incrusté dans les bureaux du journal et lié d’amitié avec Pavel et Evgueni, il avait disparu en 1998 quand la rédaction du journal s’était vue contrainte pour raisons financières d’emménager dans des locaux plus petits. Depuis dix-huit ans Pavel n’en avait plus jamais entendu parler. Il est aussi depuis quelque temps en froid avec son ami Evgueni dont Vadim réclame également la présence. C’est plein d’inquiétude pour le déroulement de l’affaire, Poutine étant connu pour ne jamais céder aux exigences des preneurs d’otages, et stupéfait de retrouver l’attachant Vadim dans le rôle du terroriste, que Pavel se rend sur place.  Evgueni Stepine qu’il pensait y rejoindre est apparemment introuvable et quand le prêtre orthodoxe qui a baptisé Vadim se propose spontanément pour le remplacer, Vadim, révélant à Pavel que le religieux aurait abusé sexuellement de lui quand il était encore adolescent, refuse de lui ouvrir la porte. C’est donc seul, Evgueni enfin présent refusant obstinément son concours, que Pavel devra dès lors se rendre dans l’église cernée par les officiers du KGB et les forces spéciales, pour transmettre aux autorités les revendications du terroriste et œuvrer selon les consignes qui lui sont données pour la libération des otages. Contre toute attente, c’est non son geste mais son existence tragique marquée par la violence et l’injustice que sur le ton de la confidence Vadim souhaite évoquer avec son ancien ami venu en médiateur. Pavel, intéressé par cet échange mais de plus en plus mal à l’aise n’en est pas plus rassuré quand il apprend que celui-ci a de plus déjà communiqué ses revendications directement sur Internet : « Nous exigeons  que le Président de la Fédération de Russie passe à la télévision et demande pardon  pour les deux guerres : la guerre de Tchétchénie et la guerre en Ukraine. Après ça tous les otages seront libérés. Sinon ils seront tués. »

               C’est dans ce tête à tête au présent entre Pavel (le narrateur), jeune journaliste idéaliste d’origine juive qui a toujours de la défiance envers le KGB mais chez qui l’adversité, la vie et la lâcheté ont refroidi l’enthousiasme et la combativité,  et Vadim, le « chien abandonné » dès l’enfance au sourire affectueux, brisé par la guerre, meurtri par le viol de son épouse par des policiers suivi du  suicide de celle-ci et acculé à la fuite  depuis l’assassinat à coups de barre de fer de l’un d’entre eux, que se développe le roman. Le terroriste parle longuement, de façon débridée, et c’est le drame des Russes ordinaires, des exactions de la guerre mais aussi de la violence et l’injustice au quotidien dans un pays corrompu qui émergent de ce destin singulier et tragique. Ses propos sont marqués par la rage d’avoir toujours été dupé, nié et méprisé et la volonté, par cet ultime coup d’éclat, de se faire entendre et peut-être d’ouvrir les yeux de ses compatriotes. Pavel, positionné il est vrai dans une position délicate, est assez laconique dans ses réponses mais ses questions, pensées et commentaires que le quasi-monologue de Vadim fait naître en lui, nous sont soufflés par l’auteur. Si le médiateur est surpris ce n’est pas par l’enchaînement implacable que l’insurgé lui raconte mais par la lucidité avec laquelle il le fait. Cela le renvoie douloureusement à son propre aveuglement, ses petites capitulations, son fatalisme complaisant et à sa vanité d’intellectuel. Ce présent, organisé ainsi autour des deux personnages et traversé par le récit des dix-huit ans passés sans se voir, donne une image aussi terrible que cohérente de la Russie d’Eltsine à Poutine, avec ses conflits armés et ce qui  la ronge de l’intérieur. « Qu’est-ce qui a donc pu foirer ? Où est-elle notre nouvelle Russie, et notre démocratie, et notre économie de marché ? Et à qui la faute ? La bêtise du peuple ? La perfidie de l’ancien KGB ? » se demande ainsi le journaliste.  Les sentiments d’horreur et de peur, pas l’un de l’autre mais chez l’un et l’autre, viennent s’ajouter de façon non exprimée mais palpable au sein de leur huis clos amical, renforçant l’empathie du lecteur pour ces deux personnages dotés d’une belle épaisseur humaine qui forment un duo très équilibré. Dans leur ombre, l’affairiste Evgueni Stepine et le prêtre orthodoxe se contentent majoritairement de représenter leur catégorie sociale, de même que les policiers, les militaires ou les agents du FSP (ex-KGB) présents  sur le lieu du drame.

Pavel est comme un double de l’auteur, lui-même journaliste de l’opposition jusqu’à ce que, la liberté de la presse étant par trop mise à mal, il se convertisse il y a une petite dizaine d’années au mode d’écriture romanesque. Pour ce premier roman, il a donc naturellement pris pour personnage central et narrateur un journaliste critique qu’il a nourri de son expérience et de son regard critique.  Mais si l’auteur dans Une suite d’événements, s’attaque ouvertement au régime en place en Russie et nous offre un roman éminemment politique, il y pointe aussi du doigt la place que la docilité, l’aveuglement et la lâcheté de la population prend dans le contexte non démocratique de son pays. Si Eltsine puis Poutine, capitaines du navire, sont désignés comme éminemment responsables des dérives passées et actuelles, la complaisance des citoyens qui ont fermé les yeux, ont regardé ailleurs et suivent aujourd’hui encore en bêlant ne se permettant de critiquer que dans la plus stricte intimité, la cupidité d’une presse qui s'est décrédibilisée et des élites qui se sont enrichies, leur ont grandement facilité la tâche. « Avec vous autres, c’est toujours pareil, je ne savais rien, je n’ai rien vu et d’ailleurs j’étais contre (...) Vous êtes tous coupables. Et pas seulement votre président. » « Tout ça nous l’avons mérité. Pas gagné, mais mérité. Ce Président, une nullité enlisée dans le mensonge, et ce Premier ministre pitoyable, et ces ministres aux yeux fourbes, et ces députés abjects, et cet État de mufles, et cette télé d’outre-tombe (…) ce qui arrive n’a rien d’injuste, chacun récolte ce qu’il a semé et s’il vous semble que vous n’avez pas mérité ça, réveillez donc votre mémoire. » Cette question de la culpabilité personnelle et collective, qui pourrait se décliner plus largement dans l’Histoire et universellement, est reprise par Ludmila Oulitskaïa, romancière, dramaturge et scénariste, dans la postface du roman qu’elle termine par ces mots : « Regardez dans votre cœur : n’avez-vous pas aussi votre part de responsabilités dans la brutalité et la colère qui nous entourent aujourd’hui ? »

Autre question de portée générale présente dans le roman, celle des raisons et circonstances qui peuvent pousser un homme à endosser le costume du terroriste. C’est là où le récit de Vadim, à travers ses rencontres avec Pavel, prend toute son importance car Mikhaïl Chevelev y restitue non seulement le présent de l’acte terroriste mais l’ensemble du parcours de celui qui a décidé, monté et effectué cette prise d’otages. Le lecteur peut suivre pas à pas le jeune homme plein de bonne volonté et d’illusions que le mépris, les vexations et les déceptions, les horreurs de la guerre et les drames personnels dans une société où l’injustice, la violence et la mort règnent en maîtres, ont fait basculer dans une spirale de la rancœur, de révolte et de haine jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une bête sauvage blessée dont la seule issue est la vengeance ultime incarnée par un acte extrême et définitif pour enfin exister aux yeux des hommes avant de tirer sa révérence. Pavel, face à l’enchaînement des événements et à une telle escalade de violence, jamais n’excuse ou ne justifie l’acte de Vadim mais il essaye de comprendre ce qui a conduit celui qu’il croyait connaître à faire ce geste, s’interroge sur le contexte qui a nourri sa décision et la responsabilité collective qu’on pourrait y attacher. Au-delà des motifs commodes ordinairement avancés de folie, de pulsion criminelle ou d’endoctrinement, Pavel fouille l’histoire de Vadim pour repérer ce qui a fait levier et conséquemment ce qui devrait dans l’avenir changer pour essayer d’éviter que de tels événements se multiplient. Pour éradiquer le terrorisme encore faudrait-il en identifier et en analyser les causes, tenter de comprendre ce qui le génère et hâte le passage à l’acte.

Pour contrebalancer la gravité de son sujet, que le titre assez anodin du livre n’annonce pas vraiment, et l’aspect mordant du portrait critique de son pays, Mikhaïl Chevelev fait fréquemment appel à l’humour noir et à l’ironie mais aussi au suspense, ne nous livrant l’issue de la prise d’otages qu’aux toutes dernières pages.
À partir de ce drame, Une suite d’événements, roman tendu et riche sur la société et la gouvernance de la Russie post-soviétique, les guerres de Tchétchénie et d’Ukraine mais aussi sur le terrorisme, la violence généralisée  et la responsabilité collective est un roman pluriel, dense et haletant.

Dominique Baillon-Lalande 
(18/02/21)    



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Lectures








Mikhaïl CHEVELEV, Une suite d’événements
Gallimard

(Janvier 2021)
176 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €

Traduit du russe par
Christine
Zeytounian-Beloüs



Postface de
Ludmila Oulitskaïa














Mikhaïl Chevelev,
né en 1959, journaliste d'opposition en Russie, a attendu l'âge de 56 ans pour publier son premier roman, Une suite d'événements.