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Moetai BROTHERSON


Le roi absent


Le roi absent nous raconte l’incroyable histoire de Vaki Moanam Heremanu dit Vaki né aux Marquises, muet, orphelin recueilli à ses dix ans et élevé par son oncle et sa tante, surdoué en mathématiques et petit génie des échecs. Il va essayer à un moment donné d’échapper à son destin, de dépasser son handicap et d’utiliser ses atouts, d’élaborer et de suivre un projet de vie et de carrière, très rationnellement.
La première partie du roman traite de ses pérégrinations pendant sa jeunesse, de l'enfance à Nuku Hiva à Tahiti, en passant par Huahine. Repéré pour ses exceptionnelles compétences aux échecs qui permettent de l’imaginer en champion de niveau international, soutenu par ses enseignants successifs et par diverses bourses, Vaki va au lycée et est accepté à ce qui est considéré comme la plus cotée des classes préparatoires de Paris. La réussite au concours de plusieurs grandes écoles prestigieuses lui ouvrira une voie royale quant à son avenir. C’est l’ingénierie aéronautique qu’il choisira pour en sortir excellemment classé trois ans plus tard. Malgré la déception et les conseils de ses pairs c’est à Tahiti qu’il postulera. Si après le vrai choc culturel ressenti dans la capitale à son arrivée il a appris à apprécier la vie d’étudiant parisien, le jeune homme ne rêve que de retourner dans cette Polynésie qui lui manque pour, dans un juste retour des choses, faire profiter cette communauté qui l’a toujours soutenu des compétences qu’il a acquises.
S’en suit une incontestable réussite sociale qui lui permettra en quelques années de faire partie de l’élite locale, de posséder une grosse voiture, d’obtenir un prêt pour faire construire une superbe villa dans un quartier chic et même de rencontrer l’amour. C’est alors qu’un tragique événement, le meurtre sauvage de sa fiancée, va remettre en cause l’ascension sociale fulgurante et exemplaire de ce muet surdoué dont les réactions semblent parfois singulières. La police locale qui commence par s’agacer du silence du garçon et s’acharne sur lui avant que l’un d’entre eux lise sur son passeport la raison de son mutisme, verrait bien en lui le coupable idéal de ce crime affreux fortement relayé par la presse de l’île. Confrontée à la pression maximum d’une population prête au lynchage du présumé coupable et en l’absence dans l’immédiat d’une autre piste, la police désireuse de calmer l’agitation va rapidement expédier Vaki, anéanti et impuissant, cet être différent, apparemment insensible, difficile à appréhender et inquiétant, à Nuutania considérée comme la plus « inhumaine » des prisons de la République. Une façon imparable de prouver à tous l’efficacité des forces publiques et de la justice locales pour rassurer l’opinion.

C'est alors qu'intervient Nukutauna, la deuxième voix du roman retranscrite dans des passages en italique dispersés dans le corps du récit autobiographique de Vaki. Dès que celui-ci fume, boit et se trouve emporté par une émotion forte, Vaki fait d’étranges crises, des rêves habités de tambours, de signes et de prémonitions d’un passé mythologique. « Il n'avait rien demandé de tout ça. Les signes, les oiseaux et cette femme qui le suit depuis sa naissance. Il n'avait rien exigé de la société que la possibilité de vivre en paix, lui, l'enfant muet. Il n'espérait rien d'autre des hommes que leur confiance et leur amitié, lui qui se débat dans cette camisole. » Il y voit toujours cette même femme venue d’un autre temps dont il finit par comprendre qu’elle lui raconte l’histoire de ses ancêtres depuis les premières migrations du triangle polynésien jusqu'à la société moderne oublieuse de ses racines, en passant par les contacts avec les navigateurs occidentaux et la colonisation générant un conflit interculturel et religieux entre oralité et écriture.
Petit à petit, Vaki, acceptant le rôle d’héritier de la tradition apparemment confiée par ses ancêtres, se chargera de la mission qui lui semble assignée, à moins qu’il ne s’agisse là pour lui d’un subterfuge mental pour créer une synthèse entre son existence dans le réel et ses délires pour donner du sens à son existence erratique. « Toutes ces femmes me racontaient tant de choses d'un passé lointain, tout cela devait avoir un sens. J'étais revenu chez moi, il me semblait maintenant nécessaire que je prenne part à cette quête indirecte. » « Qui est ce roi absent ? Matato'i, Mako'i, Haumoana, Maurata, Manuragi. Ils me semblaient familiers et pourtant je ne pouvais pas les avoir connus. »

C'est alors qu'entre en scène Philippe, un psychiatre métropolitain ayant suivi Vaki, bizarrement devenu le relais de son histoire et de son « héritage ancestral »…
         Avec sa trentaine de chapitres, entre conte, mythologie, quête identitaire et évocation du quotidien, ce roman nous raconte en parallèle trente-trois ans de la vie chaotique du jeune Vaki et sept siècles d’histoire des peuples polynésiens. Il dresse le tableau d'une société insulaire, autrefois polythéiste avec sa langue, sa culture et ses traditions, aujourd’hui gommée par la culture occidentale dominante où l’écriture et le désir de réussite sociale et économique ont tout supplanté. « L’ascenseur social dépend de trois boutons chez nous. Le premier s’intitule "politique" et permet de devenir quelqu’un même sans intelligence particulière. Le deuxième c’est "le mariage" où l’un des conjoints, mieux né, permet à l’autre de changer de strate. Le troisième, malgré tout, reste celui des "études".»
Ce récit d’initiation personnelle de l’enfance à l’âge adulte et culturelle quant à l’histoire polynésienne que les femmes lui racontent dans ses rêves, nous est narré à la première personne par l’insaisissable et fascinant orphelin muet dont le handicap mais aussi les hautes performances intellectuelles font un marginal et un inadapté social. Et son récit est à la fois ancré dans le quotidien avec réalisme et surnaturel avec les transes ou hallucinations qui l’agitent dont on ne sait si elles relèvent du chamanisme, de la drogue ou du désordre mental.
Passé et présent, Tahiti et Paris, réalité et rêve, s’y entremêlent et en déployant son récit sur plusieurs plans Moetai Brotherson s’amuse à brouiller les pistes pour faire durer le plaisir ou plus probablement pour plonger totalement son lecteur dans la confusion de son héros venue allégoriquement faire écho au chaos culturel de l’archipel.
Le narratif de la quête du roi absent, qui se perpétue depuis des siècles sans jamais aboutir, dans lequel l’écrivain qui aime à se dire conteur donne toute la mesure de son talent, insuffle par son caractère immémorial et surnaturel une vraie touche de mystère.
Tout en abordant l’histoire et la culture polynésienne mais aussi son existence contemporaine jalonnée par quelques événements clés comme la manifestation contre les essais nucléaires en 2005, l’auteur aborde ici des sujets plus généraux comme les effets de la colonisation, les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires, les questions du handicap, de l’exil, de la folie, de l’identité, du fatalisme et de l’impermanence des choses.

Conte et texte autobiographique, ce roman plein de fureur, de douleur et de quelques joies, entremêle culture, spiritualité, histoire et universalité de notre siècle avec adresse et générosité.  

Laissez-vous embarquer dans ce livre dense et touffu, réaliste et baroque, dans une Polynésie multiple et mystérieuse qui cultive l’intranquillité et l’incertitude. Acceptez-en les dérives car les escales, d’aventures en rebondissements, qui jalonnent le destin de Waki le muet surdoué de l’ascension à sa chute, méritent vraiment le voyage.

Merci au Vent des îles de rééditer – et nous faire découvrir – ce roman paru en 2007 et primé à Papeete en 2009 au Salon du livre « Lire en Polynésie ».

Dominique Baillon-Lalande 
(04/01/21)    



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Au vent des îles

(Octobre 2020)
440 pages - 19 €

Version numérique
9,99 €















Moetai Brotherson,
né à Papeete en 1969, écrivain et homme politique, a été élu
député en 2017.


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