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Azouz BEGAG


L’arbre ou la maison


« Mon frère Samy était ma dernière famille. Le temps était venu de nous réconcilier. De redevenir frère. » Alors Azouz, l’écrivain, visite son aîné, arboriculteur dans la région lyonnaise, pour lui proposer un bref séjour à Sétif où tous deux ne sont pas retournés depuis l’enterrement du père, puis de la mère. « Les arbres, c’était toute une enfance [...] Il avait construit dans leurs entrelacs des cabanes de trappeurs, sur le modèle de celles de Blek le Roc et de Zembla, chassé les rapaces à la fronde [...] Il avait étudié les ramifications de leurs racines et appris leur langue de bois. Grâce à eux, il s’était élevé [...] Il en connaissait les espèces beaucoup mieux que les chefs-lieux de départements français, les affluents de la Seine, l’histoire des rois Louis ou les récitations de Paul Verlaine. Au cours de sa scolarité [...personne] n’avait jamais détecté ses dons pour le végétal et sa secrète ambition : être embauché dans l’arboretum du parc de la Tête d’Or jouxtant notre bidonville. À quatorze ans, quand [...] on lui avait demandé de choisir une branche pour son futur métier, il avait déclaré sans hésiter : "Celle d’un arbre !" On lui avait collé un blâme pour insolence, alors qu’il ne plaisantait pas du tout. » Suite à un rêve où Mina (sa mère) lui est apparue, Azouz voudrait vérifier l’état de la maison construite par le père à El-Ouricia et tâter le pouls de cette révolution démocratique qui depuis plusieurs mois secoue le pays. « À sa mort, tu as juré au papa de t’occuper de sa maison, lui rappelai-je. Après tout, les bicots devraient rentrer chez eux, non ? [...] Chez nous, c’est où ? questionna-t-il [...] Il réitéra que les élucubrations et autres adages sur le mal du pays n’étaient plus de son âge. [...] Il avait mis les clefs sous la porte de ses illusions, [...] ne souffrait plus le mot nostalgie [...] Et tant pis si là-bas notre maison tombait en ruine, si les sépultures de nos parents étaient colonisées par les ronces et si les locataires ne versaient plus le moindre centime pour le loyer. » Ce qu’Azouz tait à son frère de peur d’essuyer ses moqueries, c’est qu’il espère aussi y retrouver Ryme, cette jeune orpheline que sa mère avait accueillie à ses dix-huit ans comme la fille qu’elle n’avait pas eue, dont lui tout jeune était amoureux et que Mina souhaitait tant lui voir épouser. Samy, dont les voisins italiens ont entrepris de creuser une piscine sur leur terrain, finit, en ronchonnant par accorder à son frangin un séjour d’une semaine sur cette période pour déposer des cerises sur la tombe de la mère et régler une fois pour toutes la question de cet héritage encombrant.

Une fois parvenus à leur destination, le choc est rude. Les voyageurs ne reconnaissent plus Sétif et devinent rapidement sous l’amabilité professionnelle du chauffeur de taxi qui les conduit à El-Ouricia un mélange de suspicion et d’incompréhension : Que viennent faire là ces « binationaux » quand de si nombreux Algériens, faute de pouvoir y survivre décemment, quittent le pays pour tenter leur chance ailleurs ?Ça commence mal pour Samyqui avait dû récemment effacer un tag raciste sur le mur de sa maison du genre« Les bicots dégagez ! en lettres majuscules, sans fautes d’orthographe » alors que né à Lyon il parlait comme « un vrai Lyonnais du terroir ». Se retrouver en Algérie confronté à la même « sensation désagréable d’être étranger chez soi, comme si nous n’étions plus rien sur ces terres et que notre histoire avait été gommée de la mémoire nationale » lui donne aussitôt l’envie de tourner les talons.Leur quartier autrefois tranquille et semi-résidentiel, avait à présent « un air de bougie en fin de suif […où] les jeunes prenaient des psychotropes, des fusées à bon marché [...] lesquelles, en un éclair, permettaient de partir vers la lune en scooter, sur la roue arrière. » Le marché même, où l’étal du poissonnier se transformait pour quelques gouttes d’eau éclaboussant les chaussures d’un passant en pugilat, n’échappait pas à cette violence diffuse que l’on devinait prête à exploser à tout instant. « L’étrange sensation d’être dans un pays en flottement où il n’y avait plus de gouvernance, où la société était sur le fil du rasoir et où chaque jour pouvait basculer dans le chaos ou dans l’espoir » les prend de court.Il n'y avait guère que la maison et l’arbre cinquantenaire planté par le père dans le jardin pour rappeler aux deux franco-algériens les vacances de leur enfance. Encore que celui-ci est devenu si grand désormais que ses racines menacent les fondations mêmes de la maison. Faut-il laisser faire le temps et sacrifier ainsi à terme la maison à l’arbre ou couper l’arbre pour sauver la maison ? À ce sujet, les avis des deux frères divergent.

Azouz, pour rester positif, se rattache aux liens qui par la culture unissent encore les deux rives de la Méditerranée en reprenant contact avec une association entretenant la mémoire de Mouloudji installée à une bonne centaine de kilomètres en montagne. Ce sera pour Ryme l’occasion de découvrir un paysage inconnu d’elle et pour les deux frères de voir sous un autre jour la victime des massacres commis par le FIS durant la « décennie noire » recueillie par un soi-disant oncle « qui la destinait à devenir petite esclave domestique. Peut-être pire si affinités » avant que Mina la prenne sous son aile. Celle qui pour Azouz est comme un cordon ombilical avec la terre de ses ancêtres et avec sa mère, la femme au foulard discrète qui pour Samy n’est qu’une servante rêvant de mettre le grappin sur son cadet pour s’exiler en France, se révèle, hors du contexte domestique, une jeune femme moderne, attachée à son pays et investie dans son avenir, libre et cultivée. « Elle s’était repliée sur les livres pour y chercher une vie de fiction. Chaque fois qu'elle entrait dans un chapitre pour se faire la belle, il lui suffisait de tourner les pages pour trouver la lumière ». Cette escapade confronte aussi Samy, Azouz et Ryme au sombre, interminable et dangereux tunnel construit par les Italiens sous la montagne et à l’immense barrage de retenue d’eau érigé récemment par les Chinois. « Ce gigantesque édifice que le regard ne pouvait saisir en une seule prise, tant il était inhumain. [...] marquait une volonté pharaonique de conquérir la nature, la dompter pour l’asservir aux folies des hommes. » L’opportunité pour l’auteur de glisser quelques lignes sur quelques désastres environnementaux et sur une nouvelle forme de colonisation, cette fois économique, exercée par les puissances étrangères sur l’Algérie contemporaine. 

Et puis bien sûr, c’est aussi le Hirak et la situation politique du pays qui fait sujet. Face aux hommes et femmes en tenue traditionnelle qui convergent en masse vers la mosquée, voyant en Dieu l’ultime refuge contre les injustices et la misère, une jeune génération pleine d’espoir se lève pour réclamer la démocratie et la liberté. « Au pays de mes racines, un peuplier avait poussé et ne courberait plus jamais l’échine. Personne ne l’arrêterait. Le citoyen serrait la main du soldat. L’armée ne devait pas tirer sur les jeunes comme en 1988 où cinq cents innocents étaient tombés sous les balles de la répression [...]. Ils écartaient les murs de leur prison, rien ne les empêchait de défaire leurs menottes, au risque de leur vie. [...] La soif de vivre libre avait eu un effet immédiat sur la peur. [...] Désormais le peuple [...] s’était mis debout comme Mme Rosa Parks à Montgomery s’asseyant au premier rang du bus réservé aux Blancs, [...] s’était élancé [...], libre, vraiment indépendant, exigeant la restitution de son pays ». Azouz qui, malgré les mises en garde de Ryme, a tenu à participer à ses cotés à la manifestation pacifique hebdomadaire devenue rituelle pour le Hirak, y sera vite repéré comme français, provoqué, suspecté d’espionnage, et il faudra toute l’énergie d’une Ryme transfigurée en véritable passionaria de la révolution pour parvenir à l’exfiltrer.
 
                Sans surprise, dans L’arbre ou la maison Azouz Begagreprend les thèmes bibliographiques qui, depuis Le gone du Chaâba, habitent son universlittéraire de façon récurrente : les origines, l’enfance et la famille, la double identité, le mythe du retour, l’importance de la culture, la lecture et la littérature. Le peuplier de trente mètres dont les racines détruisent la maison familiale est ainsi une allégorie explicite illustrant l’éclatement du passé et la fin du mythe du retour tant rêvé par la première génération d’immigrés algériens (comme italiens, portugais ou autres) en France. Combien sont-ils à avoir économisé sou à sou pour construire au pays la maison où la famille reviendrait chaque année en vacances et où ils étaient sûrs de finir leur vie alors qu’une majorité d’entre eux passeront finalement leur retraite en France auprès de leurs enfants devenus eux-mêmes parents ? Azouz, comme une bonne partie de la seconde génération, n’a jamais vécu l’exil familial comme un arrachement. Pour lui, cette identité double d’enfant de Sétif et de Lyon, loin d’être source d’un conflit douloureux, représente une force et une réelle richesse. En cela, le leitmotiv répété depuis trente ans par l’écrivain (diversement reçu dans les quartiers mais toujours facteur de débats animés et propres à la réflexion) n’a pas changé et ne peut pas changer puisque qu’il est à la base de sa propre construction et de son équilibre.

Mais L’arbre ou la maison s’ouvre ici également au présent d’une Algérie en pleine effervescence où la jeunesse revendique un avenir démocratique. L’espoir, la force, le vent de liberté qui souffle et nourrit le Hirak s’y trouvent magistralement incarnés par le beau personnage de Ryme, passant de l’image fantasmée par Azouz de l’amoureuse éternelle et l’Algérienne traditionnelle à celle d’une femme militante qui n’a aucun besoin de lui pour décider de sa vie et la mener avec conviction et détermination. L’enfant victime à fait place à une femme adulte qui a su trouver dans la lecture de Camus un chemin vers l’espoir comme Azouz l’avait fait en France autrefois grâce à l’école, et affronte désormais sa peur avec courage, conjuguant son futur au collectif et son espoir avec liberté.  

La veine autobiographique est évidente mais elle s’entremêle ici avec davantage de licence fictionnelle. Le fait même de multiplier les points de vue par l’existence d’un trio (Azouz, Samy et Ryme) et non d’un seul personnage central pour porter et nourrir le récit, donne à celui-ci une ambivalence intéressante. Le personnage du frère, dans sa connivence mais surtout ses différences, ses frustrations, son opposition à Azouz, apporte à ce nouveau roman de l’écrivain l’opportunité d’y introduire la confrontation et une mise à distance qui rend possible l’introduction du doute, des nuances voire d’une pluralité d’opinion. Doit-on y voir le fruit de l’expérience de la vie et de la maturité ?

Si l’auteur a toujours eu le goût des jeux de mots et de l’humour, il y ajoute ici une certaine dose d’auto-dérision (notamment quant à sa romance amoureuse) qui crée une proximité plus grande avec le lecteur. Bref, on s’émeut, on s’enflamme, on rit parfois (la rencontre avec le tenancier de La pizza en bois, Fafa dit le Marseillais, et son menu proposant, entre autres des spaghettis à la carbonarabe, des salsifis du salafiste, un étouffe-chrétien avec son coulis Bally, en est un assez bon exemple), les métaphores abondent, la poésie et une certaine fraîcheur y trouvent place et le lecteur se régale.

Ce voyage initiatique tissé de chair, de larmes et de rires donne lieu à un récit d’une fraîcheur et d’une authenticité émouvante sur l’identité et les racines mais aussi sur ce mouvement populaire pacifique de grande ampleur né en Algérie en février 2019 qui a obtenu la démission d’Abdelaziz Bouteflika quelques mois plus tard. Si la pandémie de la Covid a tout mis en pause depuis son apparition, il n’en reste pas moins que l’espoir, l’énergie et le souffle de la liberté qui emporte L’arbre ou la maison nous font refermer ce livre avec l’espérance que cette porte ouverte sur la démocratie et la liberté ne se referme pas trop vite. Un récit plein d’humanité et positif qui fait du bien.

Dominique Baillon-Lalande 
(10/12/21)    



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Azouz  BEGAG, L’arbre ou la maison
Julliard

(Août 2021)
344 pages - 19 €

Version numérique
12,99 €



























Azouz Begag,
né à Lyon en 1957,
a publié de nombreux ouvrages pour les adultes et la jeunesse.



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