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Ce que ni lui, ni elle ne pouvaient savoir c’est que le choc de la disparition de cet homme remarquable qui l’avait sauvée et avait su apaiser ses démons rouvrirait les portes de son passé. « Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante. C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait danser nue. » A cette époque, celle qui s’appelait alors Vijaya, prénom choisi par son père parce qu’il signifiait "victoire", fille unique d’un couple d’érudits élevée très loin d’ici au Sri Lanka, avait vécu choyée, protégée, libre et heureuse. La guerre civile y avait mis fin avec l’assassinat de sa mère sous ses yeux dans leur jardin quand les soldats étaient venus arrêter son père liquidé peu après par le régime. Si l’oiseau plein de gaieté avait échappé au massacre grâce à la promptitude de son père à la cacher, elle devient vite pour ceux qui l’avaient en cachette recueillie une charge, surnommée « chien méchant » par les gamins de la maison. Plus tard, un amour clandestinen fera « une fille gâchée », confiée pour échapper à la honte à un établissementconfessionnel qui sous couvert de gommer et de faire payer leur faute aux adolescentes enceintes les réduisait en esclavage pour faire tourner leur blanchisserie. « Personne ne m'a dit que sur le chemin, au-delà du jardin, de la rangée de bananiers, au-delà de la rizière, il y a des gens qui regardent comment grandissent les filles, qui surveillent leur poitrine qui pointe sous le chemisier, leur taille qui se creuse, leurs hanches qui s'arrondissent. ». « Pour l'instant, ce "rien ne t’appartient ici" ne concerne que mon sac et ce qu'il contient. Je ne sais pas encore que ces mots englobent la robe que je porte, ma peau, mon corps, mes pensées, ma sueur, mon passé, mon présent, mon avenir, mes rêves et mon nom. » Dans Rien ne t’appartient Nathacha Appanah aborde à partir du deuil qui frappe son héroïne les thèmes du corps, du désir et de la mort mais aussi celui de la mémoire, du sort fait aux femmes et, à travers le père, de la responsabilité de chacun de nos actes. Vaut-il mieux accepter un régime totalitaire et faire grandir ses enfants dans un pays replié sur lui-même où la religion et l’endoctrinement remplacent l’enseignement, où le dogme se substitue à la réflexion, la science et le libre-arbitre ou bien lutter contre ce régime dévastateur au risque de positionner les siens en première ligne ? En faisant de l’éducation progressiste et de l’enseignement très universaliste du père autant que de la proximité avec la nature, le socle qui fera de l’enfant ce qu’elle est et lui permettra de résister à sa façon à la destruction en règle qu’on lui fait subir, la romancière indirectement semble répondre à la question. De même si la révolte de Nathacha Appanah est légitimement palpable quand elle évoque la vie dans ce Refuge où les filles réduites à l’esclavage ont perdu le droit d’avoir une sexualité, un corps, une identité et même de parler entre elles, Vijaya capable de se rebeller par empathie avec ses sœurs de souffrance n’exprimera jamais sous sa plume la moindre haine contre celle qui tente de les soumettre. Cette cohabitation entre la violence et la douceur, chez l’héroïne comme à l’extérieur est un axe majeur du récit. Cette douceur, cette aptitude au bonheur posées en contrepoint aux destructions que la guerre civile et religieuse ou le tsunami ont infligées à la population de ce pays à l’Histoire tumultueuse comme à Vijaya, offrent un échappatoire au désespoir. Vijaya au sort tragique, niée, brimée, confrontée à la sauvagerie des hommes et des éléments, ne s’avouera jamais vaincue. Elle est encore vivante et aime résolument la vie, la nature, la beauté du monde qui réjouit ses sens, les connaissances qui nourrissent son esprit et l’espoir qui lui permet de rêver des lendemains plus souriants. Directement plongé à la première personne dans ses pensées, ses traumatismes et ses délires, le lecteur découvre progressivement le dédoublement intérieur de Tara. Puisque le fleuve en furie l’a rejetée, Vijaya a décidé de faire de son sauvetage une nouvelle naissance. Emmanuel lui offrira cette occasion non de se reconstruire mais de se réinventer. L’exil, rupture possible avec ce pays qui lui a tout volé et un passé douloureux qui a failli l’engloutir, est l’occasion rêvée pour repartir à zéro. Tara, femme neuve dotée d’une identité d’emprunt, sera une étrangère sans passé venue en France pour s’y faire une existence heureuse. Si le pari s’est avéré gagnant pour la jeune femme, le décès quinze ans après du bon génie qui a permis à Tara de prendre vie, va tout compromettre. Comme si Vijaya en elle n’attendait que la disparition du sauveur devenu ange protecteur voire anesthésiste, pour ressurgir de ces années d’engourdissement, de mensonges et de secrets. On ne s’en sort jamais à si bon compte avec le passé. Les souvenirs douloureux coulés dans le béton loin de s’autodétruire ont tout d’une bombe à retardement. Tara seule, épuisée, déchirée, n’a plus la force de chasser Vijaya ni de lui résister. Nathacha Appanah avec délicatesse, laissera alors chacun interpréter cet abandon comme une défaite, une réconciliation ou une renaissance. Ce roman d’une grande puissance émotionnelle sur l’identité, l’enfermement, la douleur, l’espoir, le secret, la reconstruction et la mémoire, magnifiquement habité par un personnage de femme libre, sensuelle et combative à qui la société a fait payer bien cher son insoumission, est aussi bouleversant que lumineux. Dominique Baillon-Lalande (17/09/21) |
Sommaire Lectures Gallimard (Août 2021) 160 pages – 16,90 € Folio (Mars 2023) 176 pages – 7,50 €
Bio-bibliographie sur Wikipedia Découvrir sur notre site d'autres livres de Nathacha Appanah : Tropique de la violence Une année lumière Le ciel par-dessus le toit |
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