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Santiago H. AMIGORENA

Le premier exil


Premier exil, tout comme le Ghetto intérieur se focalisant sur la vie du grand-père de l’auteur et publié en 2019, vient compléter comme un appendice Le dernier livre, autobiographie en plusieurs volumes de Santiago H. Amigorena publiée chez P.O.L depuis 1998. Ce dernier opus se rattache à son enfance et plus particulièrement aux années passées à Montevideo (Uruguay), après l’interdiction faite à ses parents de poursuivre leur travail de psychanalystes et d’universitaires suite au coup d’état national catholique du général Ongania en 1966 et avant son arrivée en France en 1972 ou 1973 quand la famille se retrouve à nouveau contrainte de fuir un pays en pleine guerre civile et sous dictature militaire. Les nuits qui engendrent chez Santiago, cinq ans, d’affreux cauchemars dont il a du mal à émerger, les ombres qui s’agitent dans l’obscurité sur les murs tapissés de sa chambre, la peur de la mort découverte en direct lors du décès il y a peu de son grand-père maternel, ont temporairement bloqué chez l’enfant l’usage de la parole et il est suivi de près par une psychanalyste pour l’aider à comprendre et à gérer cette anxiété qui le handicape.

C’est le moment, à l’âge où il commence à se faire des souvenirs personnels et non à s’approprier ceux que ses parents et les photos racontent sur lui, où la famille quitte l’Argentine pour l’Uruguay qui était alors « comme la Suisse le fut en Europe, un petit havre de démocratie égarée dans un continent que le feu et le sang commençaient à dévorer de toute part ». Santiago est un garçon mutique mais sociable et curieux.  Cet exil uruguayen aux côtés de ce frère aîné avec lequel il partage une profonde complicité, lui fera découvrir les échanges et les plaisirs partagés avec les gamins de son quartier qu’il retrouve non seulement à l’école pour les cours et la cour pour jouer aux billes mais aussi pour des parties de foot en toute liberté le soir dans les rues. Là, il croisera parfois le frère de Juancho, un trisomique dont l’alternance entre l’agitation coléreuse et l’immobilité émerveillée l’interroge et le fascine. Les rendez-vous chez la psychanalyste et le dentiste qui ponctuent son emploi du temps, semblent être un rituel que Santiago accepte de bon gré voire qui lui fournissent des repères rassurants. De sa vie scolaire lui resteront des amitiés fortes, la découverte de l’amour et des filles et surtout l’apprentissage de la lecture et de l’écriture qui changera sa vie. Cet éblouissement premier jamais ne le quittera. « J’ai appris à donner à mon silence la forme qu’il a aujourd’hui : une forme littéraire. » L’enfance pour lui, ce sera aussi le plaisir toujours renouvelé du chocolat du goûter, de la glace à la mangue, et l’impression de bonheur absolu quand, caché parmi les branches du Gomero du jardin, il s’installe pour lire, pour écrire ou pour épier le monde. Tout cela compose des images fortes, sensibles et lumineuses qui se sont imprimées dans sa mémoire. « Les souvenirs déferlent et éclatent, légers comme des bulles de savon ou étourdissants comme de grandes vagues. » Et puis il y a Tommy, le voisin aux yeux bleus et à la barbe grise qui ressemble aux photos d’Ernest Hemingway, et le cliquetis qui s’échappe de sa fenêtre des heures durant intriguant fort le garçon perché sur son arbre.
C’est ce soixantenaire qui avait mis en garde les enfants et informé leurs parents sur la grande propriété entourée de barbelés semblant abandonnée un peu plus loin. Celle-ci était une planque de la CIA où Dan Mitrione enseignait la torture appliquée « avec une hygiène chirurgicale » aux élèves soldats quand il ne faisait pas acte de surveillance ou n’organisait pas d’enlèvement. Le danger était donc grand et il fallait qu’enfants et adultes évitent au maximum de s’en approcher.
Quand, ayant fait plus amplement connaissance avec son voisin, Santiago découvrira l’origine de ces crépitements qui l’interrogeaient, le vieux journaliste, attendri par ce gamin silencieux amoureux des mots, lui laissera utiliser cette machine à écrire devenue aussitôt l’objet de son désir pour dactylographier les poèmes et pensées qui spontanément lui venaient à l’esprit. 

Si ce premier exil n’est pas tissé du fil du manque et de la perte mais d’amitiés fortes, de rires et de découvertes, le départ d’Uruguay à ses douze ans sera pour le presque adolescent un déchirement et évoquer ces belles années est pour l’écrivain une source de douce nostalgie. « Les espoirs les plus purs (…) scintilleraient comme des étoiles devant nos yeux, masquant l’immensité du ciel qui peu à peu, partout en Amérique du Sud, de nuit comme de jour, se couvrait de gros nuages noirs. Jusqu’au mois de septembre 1973, c’est-à-dire jusqu’à l’assassinat de Salvador Allende, cette nuit totalitaire tomberait doucement et ce long crépuscule où rayonnaient les radieuses espérances nées de la révolution cubaine, de 1968 et de l’opposition à la guerre du Vietnam, nous laisserait vivre, nous, enfants, dans un mélange puissant d’attente et d’insouciance, d’impatience et d’insoumission » « En 1971, la situation était compliquée, grave, dangereuse, elle n’était pas encore désespérée. »

Tout est dans Le premier exil empreint de dualité. Ainsi aux commencements s’oppose la fin, à l’ombre la lumière, à la tragédie l’insouciance, à l’intimité le destin collectif, à la construction de l’enfant la destruction du pays, à la terreur le bonheur, à l’enfance de l’écrivain le présent de l’écriture, au mensonge la vérité, à la politique la psychanalyse et face à la sensualité des premiers émois s’impose l’image du corps souffrant de ceux que l’on torture. Ce jeu permanent des juxtapositions ou oppositions donne au récit un caractère aussi chaotique que celui du pays ou celui des rêves nocturnes du gamin et, conjugué aux longues et nombreuses digressions dont l’auteur use et abuse, rend la lecture décousue au point de gêner parfois la pénétration et la compréhension de ce projet complexe nourri de récits pluriels où souvenirs, récit d’initiation, rêves, passion pour l’écriture, réflexions politiques, philosophiques et littéraires s’entrelacent en se jouant de la temporalité. Peut-être faut-il voir également dans ce brouillage savamment orchestré l’écho de la difficulté rencontrée par le jeune Santiago à saisir le sens et la réalité d’une situation politique marquée par les attentats et vols commis par les Tupamaros pour nourrir leur combat révolutionnaire – « Une des toutes premières actions des Tupamaros peu de temps après notre installation à Montevideo, avait été de faire exploser un des dépôts de la société allemande Bayer qui, personne ne l’ignorait à l’époque, après avoir produit le Zyklon B pour aider les nazis à exterminer les Juifs, produisait en Allemagne comme Monsanto aux États-Unis, de l’Agent Orange  pour aider les Américains à tuer les Vietnamiens » – face à une répression violente des manifestants qu’il peut voir depuis son balcon mais sur laquelle la classe moyenne ferme les fenêtres et détourne les yeux jusqu’à ce que les arrestations et disparitions des opposants se multiplient, instillant la peur et nourrissant un sentiment d’insécurité permanente dans toute la population. Plus intime mais tout aussi perturbant pour le jeune Santiago, le secret de la féminité qu’il pressent chez Ruth sans en saisir l’essence. Les passages concernant le parcours du garçon de l’enfance à l’adolescence et les découvertes importantes qui le jalonnent – comme la richesse des rapports affectifs avec des individus choisis et extérieurs au monde familial dans le domaine amical ou amoureux, le poids de la politique sur la société et ses proches et bien évidemment cette passion précoce pour l’écriture et la lecture qui le libère de son silence et lui permet en mettant des mots sur ce qu’il voit, vit et entend d’y trouver du sens – sont d’une forme plus classique, possèdent leur dynamique propre et une relative autonomie. Il faut dire que la précision, la justesse, la sensualité des différents tableaux qui illustrent cette enfance et la personnalité de cet enfant différent, curieux et joyeux le jour et tremblant la nuit, ouvert aux autres et à la vie, ne peuvent que toucher et séduire à coup sûr le lecteur. Conséquemment la lumière et la joie que Santiago dégage, l’espoir qu’il incarne, font dès lors contre-poids avec l’horreur qu’inspire le glissement du pays où le récit s’enracine vers une dictature militaire criminelle et destructrice. L’enfant sert alors de repère et de guide au lecteur, le prenant par la main pour traverser ce chaos effrayant et l’invitant à dépasser le malaise qui menaçait de l’éloigner.
C’est aussi (surtout ?) dans sa démarche littéraire que Le premier exil, en cohérence parfaite avec cette grande autobiographie que l’auteur de livre en livre complète et affine, puise sa singularité. Que ce soit dans le récit d’enfance, dans sa contextualisation géographique et historique ou dans les digressions dans lesquelles Santiago H. Amigorena s’égare, embarqué par sa plume, c’est toujours le Mot et la Littérature qui en constituent l’axe central. Son modèle, c’est Proust – « Je pastiche l’odyssée d’une autre Odyssée, je pose mes pieds, pas à pas, dans un sentier éculé à la recherche d’une autre Recherche. » – et toutes les scènes sans exception sont envisagées à l’aune même de leur écriture.
Dès les premières pages, c’est Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll qui s’y trouve invité, puis James Joyce, Dante Alighieri, Dostoïevski et quelques autres protecteurs vénérés qui répondent à l’appel intime de l’écrivain. L’ombre du grand Marcel y plane quant à elle en permanence. Cette exploration formelle quant à la composition du récit, le point de vue choisi, la structure des phrases ou la réflexion sur la langue même, apporte un cadre, un souffle, une palette à ce récit avec de fréquentes modulations rythmiques et formelles. L’enfance se dit d’un pas léger, vif et joyeux, le contexte historique s’intercale avec de longues descriptions encyclopédiques ou politiques, et les passages sur l’écriture et l’essence du langage donnent lieu à de longues réflexion discursives, par flot ou en boucle et non sans errance. La poésie, non seulement à travers les poèmes de l’enfant mais aussi, comme le recours aux rêves omniprésent, s’infiltre quant à elle de façon aléatoire et imprévisible. « D’entre les vagues et les vagues et d’entre les dunes et les dunes, et d’entre les vagues et les dunes et d’entre les dunes et les vagues, mille souvenirs pointent le bout du bout de leur nez et dansent, indicibles, sur le bout du bout de ma langue. » On serait tenté de voir dans ce mutisme de l’enfant (donc celui de l’écrivain) qui s’accompagne d’une prédisposition et d’une prédilection à l’écriture (« À quoi bon parler quand on peut écrire »), hors toute interprétation psychanalytique, une correspondance avec le contexte historique : dans un pays sous dictature les murs ont des oreilles, les mots dénoncent, trahissent, et la prudence appelle raisonnablement à se réfugier dans le silence.
Face à cette enfance perdue, les souvenirs embellis par la distance géographique imposée par l’exil, entraînent l’écrivain au seuil de la soixantaine dans un espace-temps suspendu où la nostalgie prend naturellement place. « Y a-t-il quelque chose de plus troublant qu’un jeu d’enfant. Y a-t-il quelque chose de plus déconcertant que le corps d’un enfant qui joue. Y a-t-il quelque chose de plus fugace et de plus solide à la fois qu’un enfant entièrement pris par cette furieuse excitation qui fatalement nous échappe lorsque nous vieillissons ? » « Le temps n’existe pas. Le temps parfois, même quand on égrène des mots sur le papier, ou peut-être justement parce qu’on égrène des mots et que les mots nous manquent, et que les mots n’existent pas pour nommer ce qui existe tellement plus que tout ce qu’on peut nommer, parfois, le temps, n’existe tout simplement plus. »

Confronté à ce texte original, sophistiqué, touffu et rempli de silences et de mystères qui au-delà des thèmes de l’exil et de l’Histoire sud-américaine façonne ce récit d’enfance où l’auteur inlassablement fouille ses thèmes de prédilection que sont l’identité, la perte, la mémoire et n’en finit pas d’exprimer sa fascination pour la langue, l’écriture et la littérature, le lecteur se perd puis se retrouve, piétine, s’agace et s’envole, finalement conquis tout en restant terriblement conscient que chez Santiago H. Amigorena, quelque chose résiste et lui échappe. Une expérience littéraire riche et troublante.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/10/21)    



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P.O.L.

(Août 2021)
336 pages – 20 €


















Santiago H. Amigorena
né à Buenos Aires en 1962, scénariste, réalisateur et écrivain, écrit depuis vingt-cinq ans, un projet littéraire qu’il a nommé, pour lui-même, Le Dernier Livre. Ce projet comporte six parties qui couvrent chacune six années de la vie du narrateur. Il a déjà publié une douzaine de livres.

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