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Parker, ancien saxophoniste d’un groupe de jazz de la capitale, tombé dans un sinistre traquenard et depuis en cavale, traverse comme chauffeur routier la Patagonie du nord au sud et de l'est à l'ouest pour livrer quelques marchandises plus ou moins déclarées. « Parker avait cessé de s’inquiéter de toutes ces combines, il voulait juste vivre sans être dérangé ni déranger personne. » Dans cette immense steppe qui débute au sud de Buenos Aires pour se terminer au détroit de Magellan et la Terre de Feu, il prend en charge les cargaisons dans les ports que son patron lui indique par téléphone pour les livrer à destination. Le vieux camion appartient à un employeur dont il est le seul salarié (quand celui-ci daigne bien le payer) et, faute des certificats de transports requis, il n’emprunte que les routes secondaires pour éviter les contrôles de la police nationale. « Il pouvait voyager ainsi des heures durant, dans cet état erratique, de jour ou de nuit, il n'avait plus d'horaire, juste des rendez-vous qui dépendaient de l'imprévisible départ ou arrivée des navires dont il transportait la cargaison. C'étaient parfois de longues journées mortes (…), d'autres où il devait rouler en ne s'arrêtant que pour faire le plein de carburant ou prendre une douche dans les toilettes de quelque station-service perdue. ». Ce vieux camion sert aussi de domicile à ce misanthrope solitaire. « Au moyen d'un palan giratoire terminé par une poulie fixée au véhicule, Parker déchargeait lentement ce qui un jour avait été sa maison » : une table et des chaises, un canapé-lit, une table de chevet avec une lampe, un tapis, un frigo et quelques livres. Son camion est son refuge, ces espaces infinis sa zone de confort. Parker qui se guide avec les étoiles au gré des caprices de la nature a appris à aimer cette Patagonie où la notion de temps disparaît, qui ménage sa liberté et sa solitude et lui a apporté une forme de sérénité. Ce misanthrope, évitant au maximum le contact avec les autochtones ou ses confrères croisés aux stations-services, n'abandonnerait pour rien au monde ces immensités désolées, inhospitalières mais sublimes soumises à une météo implacable où, dans la poussière et le vent, les heures et les kilomètres défilent sans que l’on aperçoive âme qui vive ou que change le paysage. « Ici, pas besoin de conduire, c’est la route qui vous conduit, comme un cheval fidèle. » Il faut dire que dans ces bourgs aux noms explicites comme La Pourrie, Mule morte, Indien méchant, La pampa de l’enfer, Colonie Désespoir ou Mont effondré, qui en changent souvent selon l’humeur des interlocuteurs et ne figurent sur aucune carte, les habitants s’avèrent souvent rustres, méfiants et d’un naturel peu avenant. Il vaut mieux jouer profil bas pour faire réparer le camion en cas de panne chez l’unique garagiste à mille lieues à la ronde et prendre patience face aux explications fantaisistes et personnelles fournies par les villageois quand on s’est égaré. Tout est ici question d'interprétation : « Vous continuez tout droit, le jeudi vous tournez à gauche et à la tombée de la nuit tournez encore à gauche, tôt ou tard vous allez arriver à la mer. » Bref, il faut les éviter quand cela est possible et ne pas faire le malin quand on a besoin d'eux. « Faites gaffe, la Patagonie, c'est pas pour n'importe qui, ça peut coûter très cher aux imbéciles », comme le lui dit l’un d’entre eux en annonçant d’office la couleur. Patagonie route 203 est un road-movie qui reprend les lois du genre mais prend ses distances avec le réalisme pour flirter avec le conte moderne, l’onirisme et le nonsense. Ce n’est ni un récit de voyage, ni une œuvre ethnologique. Si de la Patagonie, de la culture sud-amérindienne et Mapuche le lecteur en apprendra bien moins que sur son paysage, la pauvreté endémique de son peuple, les dégâts environnementaux qui la touchent et la corruption qui la ronge, ce sont surtout les scènes burlesques et décalées d’une Patagonie fantasmée qui nous sont offertes. On y rencontre ainsi la tribu anthropophage résidant aux abords de la dangereuse Saline du Désespoir qui sauve Bruno égaré, déshydraté et inconscient, le soigne puis le laisse poursuivre sa route à la recherche de sa femme, renonçant par éthique, alors que l’eau bout dans la grande marmite, au seul repas de viande s’étant offert à eux depuis des mois car selon leurs règles, manger un homme qui a résisté à la mort et se trouve manifestement en possession de toute sa raison serait irrespectueux. La façon dont l’auteur argentin campe ses personnages que le vent semble rendre plus fous les uns que les autres témoigne du même goût manifeste pour la farce. Les rencontres de Parker avec Fredy et Eber, les jumeaux évangélistes péruviens responsables du train fantôme, avec l’ami journaliste aux quêtes foireuses menées avec une énergie délirante, avec les nazillons allemands à la mine patibulaire jamais désaoulés et castagneurs dont un fameux Dietrich que personne ne souhaiterait comme mascotte mais qui finalement, vu de près, ne mord pas et s’avère même attachant et plein de bonne volonté, enfin le garagiste suspicieux et caractériel de Jardin Espinoso, donnent lieu à des dialogues directs vifs, déjantés, drôles et absolument irrésistibles. On n’est alors pas loin des sketches comiques absurdes et surréalistes de Raymond Devos ou des films oscillants entre fable et réalité, tension et rire, du provocateur Sergio Leone. Mais si Eduardo Fernando Varela souhaite ici manifestement et efficacement, en bon scénariste pour la télévision et le cinéma qu’il est, nous divertir, son humour ravageur laisse une place notable à des interrogations et une réflexion plus profonde voire métaphysique sur l’être humain et ce que notre monde a gommé de nos existences : vivre au jour le jour, libre, sans projets ni accumulation, en harmonie avec la nature et simplement, s’ouvrir à ce qui nous entoure pour y puiser joie et beauté, accepter de se perdre dans l’errance, le rêve, l’inutilité, le silence et la solitude. Au fil de ces années d’immersion en solitaire dans cette nature sauvage et aride, Parker qui ne fuit plus rien depuis longtemps s’est trouvé lui-même. Il y a appris à habiter l’ici et maintenant, sans attentes ni peurs, s’est progressivement dépouillé de ses biens matériels et de ce qui encombrait son esprit pour, dans cette absence de pression, de tension et de désirs, s’ouvrir à la beauté de son environnement, s’y fondre et y trouver l’apaisement. C’est ce véritable parcours initiatique et spirituel, assez proche du bouddhisme, qui donne à ce beau et riche personnage de Patagonie route 203 sa carrure d’homme libre. Les attentes de Maytén étant tout autres, le dilemme qui se présente à Parker lors de la fuite des deux amants y prend donc une teinte plus existentielle qu’affective. Dans ce monde où rien ni personne n’est ce qu’il semble être, Parker, lui, magistralement s’impose à nous. Patagonie route 203 est un premier roman envoûtant et fascinant qui à travers une errance mouvementée, absurde et improbable, prend des allures de farce, de fable, d’ode à la nature et de plongée profonde dans l’âme humaine. Le rire y côtoie la noirceur avec agilité et c’est avec émotion et plaisir que le lecteur se glisse dans le vieux camion aux côtés du vagabond magnifique qui le conduit. Un premier roman très réussi. Dominique Baillon-Lalande (11/12/20) |
Sommaire Lectures Métailié (Août 2020) 368 pages - 22,50 € Version numérique 14,99 € * Points (Juin 2023) 360 pages - 8,90 € Traduit de l'espagnol (Argentine) par François Gaudry
Prix Transfuge du Meilleur roman hispanophone Prix Femina étranger : finaliste Prix du Premier roman : sélection catégorie romans étrangers Prix Expression 2020 : sélection (prix de la librairie Expression à Châteauneuf de Grasse) Prix LDB 2020-2021 : sélection (prix de la librairie des bauges à Albertville) Sélection rentrée littéraire Fnac Prix Casa de las Americas |
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