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Jean-Claude TARDIF


Contes gris


Ce récit ou roman fantastique et poétique se décompose en trois parties.
La première reprend les cinquante pages de L’illusion du père (lire un article sur notre site) avec pour héros Gabriel Hans Formose Durtal, né dans un pays rayé de la carte par la guerre et élevé par sa mère dans une maison isolée sur une île trop petite pour figurer sur un atlas. Il ne sait de son père que les récits merveilleux que celle-ci lui contait petit sur ce grand magicien prestidigitateur toujours en voyage à travers le monde. On y rencontre aussi Yoris, l’ivrogne sans âge venu d’ailleurs qui a fini par se fondre dans le décor du village et Karl, un jeune marin-pêcheur discret et solitaire avec lequel l’enfant construit une amitié durable.
Une luxueuse « malle des Indes » parvenue on ne sait comment à l’adresse de Gabriel mais impossible à ouvrir, y apparaît pour la première fois. Après l’accident (ou suicide ?) de sa mère tombée du haut de la falaise, Gabriel, jeune adulte, découvrira la passion de la peinture. Il en fera son métier et quittera bientôt l’île pour faire carrière comme copiste et faussaire de génie.
La deuxième partie (Gabriel), suite chronologique de la première, est portée par un narrateur non identifié, qui a rencontré Gabriel dans une galerie parisienne grâce à un certain Jérôme. Quand, quelques semaines plus tard, il découvre dans le journal la disparition inexpliquée de l’artiste avec lequel il n’a eu que de brefs échanges confus mais cependant chargés d’une singulière intensité – « Il m’avait demandé s’il m’arrivait de prendre le bateau pour les îles et avait interprété mon silence comme un acquiescement. Il avait souri (…) Puis il s’était abîmé dans un monochrome bleu qui lui rappelait, m’avait-il confié, la mer. Il paraissait absent, hors du lieu » –, il est stupéfait. Assez pour  chercher à revoir celui qui l’avait invité à ce vernissage et semblait habiter à proximité, souhaitant en apprendre peut-être davantage sur cette soudaine et étrange eclipse. C’est sensiblement à la même place que précédemment qu’il le retrouvera. Sans un mot, le vieil homme qui semblait déjà l’attendre, le conduit chez lui. Pendant que l’invité déguste seul un whisky, son hôte se plonge avec agitation dans les atlas anciens et on devine, à travers ses murmures peu cohérents, que celui-ci a dédié ces dernières années à la recherche de l’île si souvent évoquée par l’artiste multiple, insaisissable et aujourd’hui disparu. Le visiteur repartira avec la dernière adresse de Gabriel en poche et l’intime conviction que Jérôme croit son ami de retour à l’île sans nom de son enfance.
La curiosité pousse dès lors le narrateur anonyme à mener, sous couvert de journalisme, une enquête sur Gabriel en commençant par une visite à son dernier domicile connu. Il suffit d’un petit billet pour délier la langue de la concierge et lorsqu’ils se séparent elle lui recommande de passer voir monsieur Pessoa, le voisin de pallier  de celui sur lequel il se renseigne. Le retraité, présentant une ressemblance troublante avec un célèbre illusionniste espagnol, malgré quelques réticences, confirme et complète les informations glanées chez la concierge sur Alice, Annabelle et Amélye, les trois sœurs d’une égale beauté qui posaient comme modèles pour le maître, et sur l’ homme étrange venu plusieurs fois visiter l’artiste (dans lequel le pseudo-journaliste a vite cru reconnaître  Jérome), que l’ex-médecin diagnostique atteint « de troubles spatio-temporels sévères ainsi que peut-être d’une tendance à la mythomanie ».  Il suivra donc la piste des demoiselles, de quoi en apprendre un peu plus sur le mystérieux Gabriel mais non sur sa disparition ou son île… « L’absence de Gabriel est un silence, une présence en creux... un retour vers l’île, vers nous peut-être, allez savoir » conclut Annabelle en le quittant.
Alors il se décide à chercher l’île à son tour. « Gabriel l’avait peut-être rejointe où du moins une part de lui y demeurait-elle encore, qui aurait pu donner du sens à cette histoire, m’aider à la comprendre. » Mais le vieil homme qu’il était passé voir pour l’en informer et glaner peut-être quelques informations complémentaires, vient lui aussi entre temps de disparaître et c’est seul qu’il se lancera dans cette aventure. Après des mois de recherches vaines, c’est en février, grâce à ce qu’il prend pour une erreur de navigation, qu’il y accostera. De la maison, tout avait disparu, mais l’épicière, l’institutrice, le curé et Karl étaient toujours là... 
Les soixante dernières pages avec Les Dahlias d'Asmodée viennent conclure. On y retrouve Jérôme jeune, atteint d’une « Ptéronophobie (phobie de tout ce qui peut avoir un rapport proche ou lointain avec une plume) qui frôlait, chez lui, à la démence » qui aspire à se régénérer comme un phénix. C’est ainsi vers la magie qu’il se tournera : faire disparaître les horloges pour arrêter le temps, le noir pour gommer la mort, sont ses premiers objectifs. Face à ces premiers essais peu concluants mais prometteurs, le maître du tarot prestidigitateur Asmodée, harcelé par l’adolescent, finira par accepter de l’initier. Comme souvent, un jour vient où l’élève surpasse le maître en découvrant le secret de l’invisibilité. Puis ce sera la rencontre avec Eve, « le lapis sur laquelle il n’avait cessé de bâtir sa vie, ses rêves » et leurs joyeuses disparitions conjointes. Mais un jour la belle s’évapore définitivement dans l’île minuscule, entraperçue du ciel lors d’un de ses « vols », qui l’attirait irrésistiblement mais qu’elle était seule à connaître. Pour distraire Jérôme de son chagrin d’amour, Asmodée créera un avatar de la disparue nommée Ilona.  Ensemble ils perfectionneront leur technique et seront amenés à courir le monde en guerre avec leur spectacle. « On racontait qu’ils avaient fréquenté les plus grands : Méliès, Redelys, Edernac, Andruzzi... » Pour Asmodée « reléguer sa magie, celle qu’il lui avait apprise, à un art forain ou pire encore, un confort personnel, (…) relevait du vulgaire. » Mais pour Jérôme, « la prestidigitation avait un lien avec le silence. Que c’était la langue du mouvement, qu’il la préférait de beaucoup aux gesticulations de la langue (…) j’ai entrepris de calquer mes actes sur mon silence. Cela a eu pour effet de me faire disparaître aux yeux de mes contemporains. (…) J’en tire un sentiment de bien-être intense, une liberté sans limite.(…) Je ne m’en sers que pour des choses fondamentales (…) la plus remarquable étant la recherche d’une île. » Après l’arrestation et la condamnation d’Asmodée et Ilona pour « intelligence avec l’ennemi », Jérôme ne revit jamais Ilona (ou était-ce Eve?) partie l’attendre dans l’île avec son fils.


                       Jean-Claude Tardif ne nous offre pas ici un conte de fées ou un conte oral de tradition populaire, d’apprentissage ou à visée morale, dédié  aux enfants, ni un conte philosophique, mais un conte fantastique littéraire. Chacun connaît les contes fantastiques de Maupassant comme La chevelure ou Le Horla, La cafetière de Théophile Gautier, La Venus d’Ille de  Prosper Mérimée, La peau de chagrin, roman fantastique de Balzac ou Les nuits d’octobre et Aurélia de Gérard de Nerval qui, dans un mélange d’onirisme et de quotidienneté annonçant au-delà du romantisme allemand les errances des surréalistes, écrivait : « Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». C’est dans cette veine des écrivains de l’étrange qui révèlent un monde parallèle que s’inscrit ici Jean-Claude Tardif.  Celui-ci pousse même le trait jusqu’à donner au voisin de Gabriel le nom de Pessoa, en référence au célèbre poète portugais aux doubles multiples et féru d’occultisme qui écrivit un recueil de « fables, contes et autre fiction » et dont les citations – « Je photographie le temps qui passe et les êtres invisibles qui se penchent sur l’irréalité du miroir » (Livre de l’intranquillité), « N’être qu’un n’est qu’une prison, sois pluriel comme l’univers » (En bref) ou « la vie est un voyage expérimental accompli involontairement » (Livre de l’intranquillité) – résonnent harmonieusement  avec l’atmosphère et le sujet de Contes gris.

Non seulement, entre l’île, Paris et les pays en guerre de la troisième partie, l’unité de lieu s’avère ici compromise mais on traverse aussi le temps sur deux voire trois générations. Le récit, n’offrant aucune unité d’action, n’hésite pas à se réfracter et se disperser comme la lumière. Le réel se brise pour laisser place à des éléments fantastiques, non des monstres, des vampires ou des animaux mythiques ou fabuleux mais des disparitions dans l’espace, une mobilité extrême temporaire ou définitive, un don d’invisibilité, qui s’appliquent à Gabriel, Jérôme, Eve, Ilona et Yoris.
Jérôme, le personnage-clé du roman, cumule tous les ingrédients de l’étrangeté. Illusionniste et magicien qui se tient en permanence à la lisière du monde et de la réalité, il n’a pas d’âge voire est immortel et semble avoir mené cent vies différentes sous diverses identités et latitudes. C’est un homme mystérieux, insaisissable et presque inquiétant. Yoris, l’ivrogne sans âge qui disparaît subitement pour réapparaître de façon tout aussi imprévisible et dont la mort est incertaine, l’est, de façon moindre mais tout autant. Difficile de ne pas émettre dès lors l’hypothèse que ces deux-là ne font peut-être qu’un mais bien audacieux celui qui oserait l’affirmer. Ce jeu troublant de miroir, on le retrouve aussi à travers les trois modèles, Annabelle, Amelye et bien-sûr Alice (la référence au roman de Lewis Caroll, on ne peut plus en adéquation avec le thème, traverse d’ailleurs plusieurs fois le récit de Jean-Claude Tardif), le duo constitué par Ilona et Eve dont elle est l’avatar, relèvent du même registre. Quant à la question de l’identité, elle est filée ici en permanence avec un soin particulier apporté par l’auteur à ne jamais ni confirmer ni infirmer les suppositions qu’il suggère au lecteur, laissant le mystère entier en suspens, aussi bien en ce qui concerne Gabriel que les autres personnages. Y aurait-il  chez Jean-Claude Tardif une certaine facétie à brouiller les pistes les unes après les autres pour mieux nous égarer dans le temps et l’espace aux côtés de ses personnages ?
  
Par l’intermédiaire de Gabriel, copiste et restaurateur pour le Louvre, le roman offre aussi à ses lecteurs de belles pages sur la peinture italienne de la Renaissance et les maîtres espagnols de Zurbaran à Picasso en passant par Goya, son peintre préféré. 
La fin du récit, il n’aurait pu en être autrement, est ouverte, suspendue. Durant sa lecture le lecteur, fasciné, chamboulé, naviguant en plein doute, perd tous ses repères. Il ne sait bientôt plus s’il s’agit ici de magie, d’un au-delà du miroir, d’une succession d’illusions, du surgissement du surnaturel ou si narrateur et héros offrent une vision de la réalité déformée par le rêve, un excès d’imagination, une hallucination ou un dérangement plus général des sens. Entretenu par cette permanente remise en cause des apparences, un mystère opaque s’installe et nous accompagne jusqu’aux dernières lignes.  
Contes gris, en équilibre fragile entre conte, récit et romanesque, porté par la langue classique, poétique et extrêmement travaillée de Jean-Claude Tardif, à travers ses descriptions, ses images et son recours aux symboles, immerge son lecteur dans une atmosphère troublante et ambiguë qui s’apparente plus au fantastique romantique du 19e siècle qu’à la production fantastique contemporaine en vogue dans les séries ou les livres qui en constituent leurs produits dérivés. Cela en fait un livre étonnant, rare, précieux, dans lequel l’immersion procure un plaisir subtil et tout particulier. 

Dominique Baillon-Lalande 
(11/05/20)    



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Racine & Icare

(Janvier 2020)
222 pages - 23 €











Jean-Claude Tardif,
né en 1963 à Rennes dans une famille ouvrière, auteur d'une quinzaine de recueils de nouvelles et autant de poésie, anime depuis 1999 la revue littéraire A l'Index.







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