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Alexeï SALNIKOV


Les Petrov, la grippe, etc.


Les Petrov habitent à Iekaterinbourg, quatrième ville de Russie située dans l’Oural et reliée à Moscou par le Transsibérien. Lui, âgé de vingt-huit ans et mécanicien dans un garage, est un homme ordinaire. « Petrov n’avait jamais eu d’ambition particulière même pas dans son passé et c’est pourquoi il ne réussissait pas à éprouver de désillusion d’aucun genre concernant sa propre vie. » Son seul pas de côté est cette bande dessinée de science-fiction que soir après soir il construit et dessine sous le regard curieux de son fils. « Même sous la torture il aurait été impossible de faire avouer à Petrov qu’à l’âge de presque trente ans il créait des bandes dessinées en essayant d’imiter les Japonais. Il comprenait d’ailleurs fort bien que s’il avait fait dans le porno, avec des monstres, les mecs se seraient jetés sur son œuvre, il aurait pu en parler sans gêne. Mais il dessinait des BD sur la police du futur, des robots guerriers et des méchants cybercriminels, des gratte-ciel, des explosions, des voitures volantes, des mutants, des éclats de verre projetés et tout cela paraissait à Petrov insupportablement pitoyable. » Petrova, sa femme (enfin la femme avec laquelle il a été marié et a eu cet enfant mais qui a voulu divorcer il y a peu tout en continuant curieusement à vivre avec lui) est passée par l’université avant de trouver un poste en bibliothèque. 

À la fin décembre, alors que Petrov quitte son travail fiévreux et prend comme il en a l’habitude le trolleybus pour rentrer chez lui, il est détourné par son ami Igor, un quarantenaire facétieux, spontané et incontrôlable, qui habite une des datchas voisines. Il se retrouve ainsi sans l’avoir vraiment cherché en sa compagnie dans un corbillard conduit par un vague ami de Igor à s’enivrer à la vodka autour du cercueil d’un inconnu attendu par sa famille pour la cérémonie funéraire… Ce sera, on s’en doute, une nuit fort mouvementée.
Quand Petrov, pris en tenaille entre la fièvre et une monumentale gueule de bois, rentre enfin chez lui, il y retrouve une Petrova et un Petrov junior terrassés par la grippe. On apprend incidemment qu’à l’insu de tous, la bibliothécaire atteinte de façon récurrente par d’étranges pulsions violentes à la vue du sang ou de la conduite indigne de certains hommes, s’était brièvement éclipsée la veille en ville avec un couteau de cuisine pour punir le compagnon d’une collègue revenue travailler le matin avec un œil enflé bordé de noir...
Alors que les parents se remettent assez rapidement de cette maladie saisonnière, rien ne semble depuis plusieurs jours parvenir à faire baisser la fièvre qui fait délirer Junior. Les parents légitimement s’inquiètent pour leur rejeton, appellent les urgences, mais l’hôpital, faute de place et de traitement adéquat refuse la prise en charge du gamin et raccroche après avoir rappelé les recommandations d’usage : hydrater et rafraîchir l’enfant régulièrement puis attendre patiemment.  Petrova est furieuse mais nécessité et amour filial font loi et le couple se relaye au chevet du petit malade bien décidé à faire disparaître, coûte que coûte, d’une façon ou d’une autre, cette fièvre envahissante du corps de leur fils. Parviendront-ils à remettre le gamin sur pied pour la fête costumée du nouvel an organisée par le théâtre du jeune spectateur pour lequel le costume cousu par la mère et le billet déjà acheté l’attendent déjà ?

                    Difficile de résumer ce livre dense et touffu qui part dans tous les sens passant du réalisme à l’absurde.
Si on exclut l’épisode du corbillard et la mystérieuse escapade de Petrova un couteau en poche qui introduit dans le roman une tension momentanée digne d’un roman policier, l’essentiel du récit se concentre sur les quelques jours qui précédent la fête dans l’appartement enfiévré d’une famille d’apparence ordinaire. Mais ce huis clos n’a rien de figé ou de pesant car passé et souvenirs y interférent dans le présent tandis que les rêves ou les délires viennent y parasiter l’ordre et le réel. Les appels téléphoniques des parents, des proches, et quelques sorties pour l’approvisionnement, y ouvrent aussi parfois des fenêtres sur l’extérieur, percutant le quotidien du trio pour le transformer en concentré d’émotion, en délire, en champ de bataille ou en instant poétique, avec de beaux contrastes et non sans s’accompagner d’un certain brouillage. Ce jeu de cache-cache avec la réalité, outre qu’il semble beaucoup amuser l’auteur, lui permet de sortir du champ de la rationalité pour aller où bon lui semble en toute liberté sans se soucier de vraisemblance. Ce faisant, il lui devient facile d’égarer son lecteur voire de le déstabiliser suffisamment pour qu’il le suive sans sourciller au plus près du ressenti de ses personnages fantasques et perdus. Mais dans Les Petrov, la grippe, etc. le rire finit toujours par l’emporter grâce à la plume et l’esprit facétieux d’Alexeï Salnikov, expert dans l’art de déminer les angoisses par l’usage impromptu d’anecdotes plus cocasses et surréalistes les unes que les autres. Celle qui suit en est une parfaite illustration :  
« A l’arrêt Académie-d’architecture, un grand-père tiré à quatre épingle [...] monta dans le trolleybus avec une valise à fermeture éclair. Il portait une barbichette à la Lénine, à la Dzerjinski ou à la Limonov. [...] une fillette lui céda sa place. L’aïeul la remercia et s’assit.
– Mon petit quel âge as-tu [...]
– Huit ans….
– Sais-tu donc qu’en Inde et en Afghanistan les filles peuvent se marier dès l’âge de sept ans ?
Petrov se demanda s’il délirait ou s’il avait bien entendu [...]
– Un an que tu serais mariée, poursuivit-il en plissant les yeux avec malice, un an que tu te ferais trombiner à mort ou peut-être le tromperais-tu déjà ? Vous êtes toutes les mêmes, des putes, conclut-il en caressant le cartable de la fillette avec le même sourire bienveillant et le même regard malicieux. [...]
Alors que le vieillard se disposait à continuer, un petit gars pâlichon de dix-sept ans environ, assis sur la même banquette que lui [...] se tourna vers le vieux, lui arracha ses lunettes puis lui colla une beigne. Le dentier du grand-père roula aux pieds de Petrov comme un palet de hockey. [...] Le petit gars attrapa le vieux par son écharpe et le projeta énergiquement du trolleybus comme un chien récalcitrant. Petrov se baissa, ramassa le dentier sur le revêtement PVC nervuré et le jeta dans la rue où se poursuivait l’échauffourée. »

Mais cette histoire étrange et burlesque n’est ni neutre ni anodine. À travers cette errance à la lisière de la réalité, c’est la vie quotidienne d’une population déboussolée, écartelée entre héritage et présent et peinant à se trouver et à survivre dans cette Russie post-soviétique paradoxale et chaotique, qu’avec humour et vivacité Alexeï Salnikov dessine. Le pays s’est ouvert au capitalisme et à la technologie, les logements sont plus grands aujourd’hui mais le poids du collectif, la peur du regard des autres, de sortir du rang et d’être pointé du doigt, les ravages de l’alcoolisme et de la violence, la difficulté à se fournir en médicaments ou à se faire soigner, demeurent. Et si la solidarité populaire et certaines traditions font encore parfois ciment, c’est dans le décor vieillot et miteux de l’ancien théâtre pour la jeunesse que se déroule la grande fête du nouvel an, quand Sonic le super hérisson ou Spiderman, un petit chien ou une fée agitant une baguette magique fluorescente, dansent ensemble autour d’un Père Noël à la cape élimée, entre rires d’enfants et nostalgie des grands.

Les Petrov, la grippe, etc. c’est aussi un style vif, le goût du détail, le sens des dialogues et des réflexions sur l’écriture, le théâtre, la bande dessinée et la littérature russe qui s’invitent entre deux délires.
Il aurait été dommage que le lecteur français passe à côté de l’errance loufoque des Petrov. Alexeï Salnikov, né en 1978, est un auteur éminemment russe, original, talentueux et assurément prometteur et le succès populaire et critique reçu par ce premier roman à sa sortie en Russie en 2016 s’avère amplement mérité. Un grand merci aux Éditions des Syrtes pour cette découverte.    

Si cet ovni littéraire à la prose imagée et décalée peut surprendre et déstabiliser par sa complexité, il nous permet une expérience d’immersion dans la Russie de Vladimir Poutine rare, intense et irrésistiblement comique, et offre à celui qui se laisse embarquer sans résistance par l’esprit foutraque et la fantaisie de son auteur, des moments terriblement jubilatoires.  Une curiosité à ne pas rater.  

Dominique Baillon-Lalande 
(24/09/20)    



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Éditions des Syrtes

(Août 2020)
368 pages - 22 €

Version numérique
15,99 €


Traduit du russe par
Véronique Patte














Alexeï Salnikov,
né en Estonie en 1978,
vit à Iekaterinbourg depuis 2005. Les Petrov, la grippe, etc. est son premier roman. Il a été récemment adapté au cinéma par Kirill Serebrennikov.