Retour à l'accueil du site





Zinaïda POLIMENOVA

Vertige de l’eau


Les fêtes de Noël approchent, la neige masque le paysage et étouffe les bruits. De gros flocons tombent sur la grande ville de l’est de l’Europe où résident Dora, Théa et Sia. Toutes trois fréquentent la même piscine au moins une fois par semaine et souvent aux mêmes heures. Elles ne se connaissent pas mais se reconnaissent et se saluent d’un geste de tête ou d’un sourire. « Si on les observe nager un constat s’impose : la plus jeune est la plus rapide, celle du milieu à la meilleure technique, la plus âgée avance avec plus de grâce. »

La benjamine s’appelle Théa. C’est une étudiante en histoire de dix-huit ans, passionnée de photo argentique depuis son enfance, qui dort seule dans la petite chambre où elle a emménagé sous les toits sans eau mais avec un espace aménagé pour le développement des clichés. Pour la toilette et les repas, elle retrouve ses parents qui habitent dans le même immeuble à un étage inférieur. La grand-mère qui l’a en partie élevée vient d’être hospitalisée pour une vilaine pneumonie et la jeune fille discrète au beau sourire a obtenu des infirmières l’autorisation de passer lui rendre visite brièvement mais régulièrement.
Dora, la quarantaine, vit auprès de son mari avec leurs deux jeunes enfants. Elle travaille pour le Service des minorités au ministère de la Culture, consciencieusement, avec énergie mais sans enthousiasme particulier. Pour tout dire, entre travail et foyer, une grande fatigue sournoisement mais inexorablement la taraude.   
Sia, femme solitaire, divorcée avec des grands enfants travaillant maintenant à l’étranger, a dépassé la soixantaine et quitte, dès qu’elle le peut, l’agitation de la ville pour sa petite maison au bord de la mer. Ancienne éditrice passionnée, on fait encore souvent appel à son expertise lors de la publication des auteurs qu’elle a fait connaître et dont elle est restée sans conteste la grande spécialiste. Avec la littérature, elle apprécie aussi hautement le bon vin.

Pour ces trois femmes, les fêtes ne ressembleront pas à celles des années précédentes et leurs vies en seront irrémédiablement chamboulées. Théa apprendra de la bouche de sa grand-mère un terrible secret la concernant enfoui au plus profond de l’histoire familiale et Dora découvrira presque par hasard le mensonge dans lequel ses parents l’on fait vivre si longtemps. Quant à Sia, elle se verra confier par la Bibliothèque nationale, pour en attester ou non de l’authenticité, un manuscrit inconnu qui aurait été écrit à la fin de son existence par l’écrivain tant admiré et maintenant célèbre dont elle croyait avoir publié et étudié la totalité de l’œuvre. « Plus on sonde les mots, plus on se retrouve rejeté au loin, dans un océan d’incertitude. » La neige continue à tomber...

                 Imbriquées dans le texte, des peintures non figuratives et informelles d’Armelle de Sainte Marie, qui jamais n’illustrent ou ne transposent ce qui s’écrit, viennent enrichir le récit. Et la contemplation de ces formes libres qui se déploient et se diluent, y laissant deviner par instants des algues, des végétaux terrestres ou une faune à la limite du fantastique, de vagues portraits humains inachevés parfois, reflètent la même distorsion du temps et du réel, le même trouble, que le récit développé par fragments et sans le moindre souci de ressemblance par Zinaïda Polimenova.
Les différents éléments des parcours de Théa, Dora et Sia s'imbriquent les uns dans les autres, comme l'identité de ces trois héroïnes incarnant par leur complémentarité l’ensemble de la vie d’une femme au-delà des générations. Et le vivant ici s’expose, se transforme pour, sous couvert de secrets de famille, de révélations et de découvertes personnelles, faire basculer le destin en écho à l’histoire même de ces territoires bousculés par les changements et l’Histoire. « Le temps venu, il faut savoir prendre le large » comme le conclut la grand-mère de Théa avant de fermer les yeux.
Le portrait de chacune cependant finit par se préciser et leur itinéraire, de fausses pistes en rebondissements, par s’ancrer dans la réalité crue, le quotidien et les difficultés sociales. « Vont-ils suspendre le régime d'électricité pour le réveillon ? Juste un jour, une nuit. Tu imagines, tous ces gens engloutis dans le noir, un jour de fête ? »
Tant de vies cachent dans leurs tréfonds d’inavouables secrets de l’essence même de la naissance à la mort qui nivelle tout, avec des choix obligés et des actes inavouables, dramatiques parfois, dont le poids se transmet d’une génération à l’autre.

Ce récit empreint de mystère construit à partir d’un improbable chassé-croisé qui articule ces trois existences, l’écriture fluide (bien évidemment) et éminemment poétique de Zinaïda Polimenova (précédemment auteure de plusieurs recueils de poésie) qui donne son souffle au récit, nous transposent dans un univers d’intranquillité qui met nos sens en désordre ou en alerte. Car derrière le récit initiatique qui évoque la capacité de l’être humain à résister au temps, c’est avant tout la réalité, le monde et la langue elle-même qu’en profondeur l’auteure interroge. 

Pour faire écrin à cet ouvrage poético-romanesque et graphique, les éditions du Chemin de fer ont conçu un objet sobre et élégant, tant par le papier, la qualité d’impression des peintures que par le cartonnage à rabat, en parfaite adéquation avec la délicatesse, l’exigence et la sophistication du contenu. Un choix qui n’est pas étranger au plaisir de s’immerger dans ce Vertige de l’eau même si pour entrer dans ses flux et reflux, il faut accepter de se laisser porter par l’inconnu et donner libre cours à notre intuition et notre ressenti. Une belle expérience.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/11/20)    



Retour
Sommaire
Lectures








Chemin de Fer

(Octobre 2020)
112 pages - 14 €




Peintures
Armelle de Sainte Marie












Voir la page de chaque artiste sur le site de l'éditeur :

Zinaïda Polimenova

Armelle de Sainte Marie