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Cǎtǎlin MIHULEAC

Les Oxenberg & les Bernstein


Deux familles juives, l’une roumaine dans la deuxième moitié des années trente, l’autre en 1990 à Washington.
Les Oxenberg, vivant à Iaşi, seconde ville de Roumanie, avec Jacques, obstétricien réputé introduisant dans la région la césarienne dont la bourgeoisie raffole, sa femme, Roza, spécialiste de littérature allemande, et leurs deux enfants Lev puis Golda. Ils appartiennent à la bonne société, possèdent une jolie maison où Roza aime à organiser des réceptions et une voiture. « Les statistiques de l’année 1938 mentionnent qu’en Roumanie circulent 25350 automobiles, ce qui représente 1,3 pour mille habitants (…) pour 219,7 en Amérique. » Ford étant connu pour son antisémitisme, c’est une Citroën (l’industriel étant issu d’une famille de diamantaires juifs ) que son époux pour se faire pardonner ses longues journées de travail offrira à sa femme comme deuxième voiture. Lev développe un goût affirmé pour l’argent et les affaires dès son plus jeune âge et Golda a une âme d’artiste qui réjouit ses parents. Tout irait donc pour le mieux pour eux si le pays avait réussi à surmonter la crise de 1929 et que la communauté chrétienne de Iași n’était pas rongée par une rancœur croissante envers ces Juifs de plus en plus nombreux à entrer à l’université et à se retrouver aux postes-clés les plus lucratifs du pays. « 31% des entreprises sont juives et ce pour 4,2% de Juifs sur toute la population de Roumanie. » Le pays s’aligne sur l’international, en novembre 1938 la Nuit de Cristal se produit en Allemagne et des rumeurs de guerre circulent au-delà des frontières. La peur s’invite dans la belle villa dorénavant protégée, grâce à des soutiens hauts placés du docteur, par un policier. On entend bientôt parler d’arrestation de Juifs par la « garde de fer » au motif qu’ils seraient communistes ou collaborateurs des Soviétiques.  Jacques, lui, est surnommé le « docteur vaginard » par les nationalistes qui appellent à un retour aux accouchements traditionnels à la maison. Enfin, en octobre 1940, le régime fasciste à la tête d’une Roumanie qui a rejoint l'orbite du troisième Reich déclare tous les Juifs « ennemis de la nation ». « La politique du pays était guidée par de grands devins lisant dans la pisse de vache. » « En novembre 1940, un tremblement de terre agite les esprits de Iași, déjà agités sans cela. Le médecin sourit tristement : ce sont certainement encore les "youpins" qui se sont rendus coupables de ce tremblement de terre. Qui d'autre pourrait graisser la patte à la Terre pour la faire trembler ? » commente Jacques avec autant d’humour que d’amertume. Puis la situation se dégrade :en juin 1941, le « Pogrom de Iași » (épisode roumain de la Shoah) fera près de 13266 victimes et 380000 à 400000 Juifs seront éliminés dans le pays sous la dictature d'Antonescu. La vie de la famille Oxenberg, tout comme celles de milliers de Juifs massacrés par les militaires, la police, la garde avec la complicité de la population roumaine, va voler en éclats. Olga, grâce à la poésie, la langue allemande et un vieux rabbin aussi bienveillant que malin, en sera la seule survivante.
 

Avi Bernstein, tailleur, a fui la Roumanie pour les États-Unis dans les années trente. Il y a ouvert une boutique de transformation de vêtements de seconde main. « Tirer d’un rien un objet portable et vendable, c’est de l’art. La perfection juive répandue dans le monde, apportée à New-York par les immigrants. » Son fils, Joseph, dit Joe, en fera à partir de Washington DC un empire de la fripe en pleine expansion en y ajoutant après-guerre un secteur « uniformes » très florissant, en développant la vente en gros, en ouvrant le marché en direction de l’Amérique latine et du Japon. « Poussé par son bon cœur, l’Américain donne. Aussi parce qu’il est gratifié d’une déduction de cinq cents dollars sur ses impôts. L’Américain achète, mais il n’a plus de place dans ses placards. Il doit vider pour acheter encore. » En 1990, tandis que Joe et Dora dirigent encore l’entreprise aux nombreux salariés, leurs trois garçons suivent chacun un secteur : Bill, le « seconde main » proprement dit, Sam la « division des uniformes » et Ben, l’aîné, « le vintage ». Si le secteur militaire est en vitesse de croisière, la vente des vêtements usagés dit « "I’m sorry" pour ceux qui sont en crise financière », « Les vêtement avec "story" pour les collectionneurs et « les vêtements "vintage" pour ceux qui sont en crise d’identité » explose. Les habits américains ont la cote, le seconde main permet à tous, en période difficile, de s’habiller à bas prix, fournit aux classes moyennes des vêtement originaux et de qualité entrant dans leurs budgets, offre aux collectionneurs le luxe ou le modèle rare à des prix encore raisonnables. « La crise c’est le paradis du "second hand", la panique c’est pour les autres. » (Ben)
Lorsque l’aîné et sa mère se rendent, l’été 2001 à Iași, dans la perspective d’étendre leur marché en Roumanie, c’est Sanziana, appelée Suzy par Dora, qui, parlant anglais, est mandatée par son patron pour leur servir de guide. Ben, cinquante ans, tombe amoureux de cette comptable de trente-trois ans pragmatique qui pourrait s’avérer l’intermédiaire idéale pour leurs affaires et Suzy, sentant là que son destin pourrait bien basculer le trouve très à son goût. La mère, pareillement tombée sous le charme de cette jeune Roumaine, propose donc à Suzy un stage de trois mois tous frais payés à la Bernstein Company pour la tester. Sa mission consistera à sélectionner les marchandises aptes à séduire les Roumains en anticipant les tendances vestimentaires qui feraient décoller les ventes. L’essai s’avère concluant et Suzy s’intègre vite à la famille, avec une affection pour Joe égale à son agacement ressenti pour Dora. Elle épouse rapidement leur fils Ben dont elle a deux enfants, Oscar et Rachel. « Les affaires marchent comme sur des roulettes en Roumanie. Le reste de la population et nous, c'est comme la Lune avec le Soleil. La crise économique s'aggrave, nous nous enrichissons. Les boutiques second hand développent leur clientèle. Tous ceux qui ne peuvent plus se permettre vêtements et objets neufs viennent chez nous. Ils se remettent à neuf d'occasion. »
Si les Bernstein semblent peu pratiquants et ne s’intéresser au passé que dans sa version fictionnelle pour augmenter la valeur des produits qu’ils vendent, Suzy, qui n’est pas par ailleurs rétive à l’invention de ces « stories » qu’elle pratique avec humour et talent, s’est convertie au judaïsme et s’intéresse à la culture juive et au destin des Juifs de son pays au milieu du vingtième siècle.  « L’histoire aime à se maquiller avec des fards de bonne femme. À force de fond de teint et de rimmel, on ne distingue plus ses traits. » « On ne peut pas emporter son pays à la semelle de ses souliers. Mais on garde toujours quelque chose dans le talon »aimait à dire Joe. Sondécès affectera beaucoup Suzy. C’est elle qui s’occupera des funérailles et lui concoctera cette épitaphe croquignolette : « Ici repose pour l’éternité Joseph Bernstein, le rabbin des produits vintage. Si vous allez au Paradis, faites appel à lui pour une paire d’ailes bonnes et pas chères, story included. Si vous vous retrouvez en Enfer, des cornes et des sabots comme chez lui, vous n’en trouverez nulle part. »

Le roman, intercalant les chapitres Oxenberg et Bernstein, multiplie ainsi les allers-retours entre la Roumanie des années 1940 et les États-Unis des années 2000 en suivant les deux familles. Quand le lecteur en vient à s’interroger sur le rapport qui relie les deux histoires, le « Vaginard » de Iași et le « rabbin des produits vintage » de Washington, la seule passerelle, peu convaincante du reste, qui se présente à lui est Suzy, la romano-américaine. Ce n’est de fait que dans la quatrième partie (page 260) que la réponse appropriée lui sera fournie par l’auteur.

          L’intérêt de Les Oxenberg & les Bernstein (le pluriel tendant à les rattacher à une catégorie donnée, géographiquement et temporellement) est multiple. Le roman évoque de façon crue et réaliste le massacre des Juifs à Iași orchestré par le régime fasciste roumain et la population lors du pogrom de 1941, mais aussi le poids de cet événement tragique sur les survivants et leurs descendants, la capacité de résilience de l’être humain et l’impossible transmission. Il est aussi, à travers l’univers de la fripe, un tableau incisif et drôle de la société américaine des années 2000, et celui aux antipodes d’une Roumanie vue par le prisme des Oxenberg dans les années trente puis par Suzy après l’époque Ceausescu lors de l’écroulement de l’Union Soviétique, décrivant un pays marqué par la pauvreté qui ne croit plus en rien même plus en lui-même. Emergent de ces deux univers des personnages comme Suzy, Avi Bernstein et Jacques Oxenberg, qui incarnent également l’espoir d’une vie meilleure et la lutte pour y parvenir. Le roman traite aussi en arrière-plan des questions de l’identité juive et de la mémoire.  

Mais ce qui fait de ce roman ce qu’il est, c’est cette construction binaire et les interrogations qu’elle provoque, sa grande liberté de ton et le style de Cǎtǎlin Mihuleac, lucide, provocateur, satirique et plein d’humour, concrétisant le positionnement de l’auteur, à distance, sans jugement, dans une bienveillante neutralité. Un regard résolument contemporain qui dit l’horreur sans périphrases mais parvient à ménager au fil du texte de purs moments de poésie, comme ces petits canards jaunes en plastique qui traversent le récit à plusieurs occasions, ou la scène du cimetière du Père-Lachaise avec Ligia Palade et Suzy. L’auteur y ose aussi avec talent un humour juif à la taille XXL.
« Le sexe gratos demeure un rêve marxiste-léniniste. » (Suzy)
« Vous êtes les seuls Juifs à ne pas parler de langues étrangères » constate Suzy. « Possible. L’Amérique c’est l’Amérique. Les autres n’ont qu’à apprendre notre langue. Si les anciens empereurs romains des films de Hollywood parlent américain, les descendants des Romains peuvent bien le parler aussi », lui répond son mari.
« La passion du roi pour l'art ne le réchauffe pas. Néron aussi aimait l'art ; bien plus, il se croyait un de ces artistes aux dons innés et non acquis. Ce qui ne l'a pas empêché de mettre Rome à griller dans de la graisse de chrétiens. Hitler peignait, lui aussi de jolis paysages, et maintenant il s'apprête à peindre des natures mortes. » (Jacques Oxenberg)

Derrière Les Oxenberg & les Bernstein, se cachent l’Histoire, un hommage aux victimes juives de la Seconde Guerre mondiale mais aussi à l’imagination, à la vie et aux vivants, ces êtres humains si divers qui interférent les uns avec les autres. La grande force et l’originalité de ce livre grave c’est la facilité avec laquelle son auteur nous fait passer des larmes au rire. Un roman qui remue des pages sombres du passé en les mettant en résonnance avec nos sociétés contemporaines non sans une extrême pudeur et avec une élégance du rire hors du commun.

« La parution de ce roman, Les Oxenberg & les Bernstein, fut un événement en Roumanie, ainsi qu'en Allemagne où l'on a salué sa très grande originalité et sa force narrative imparable pour évoquer l'un des plus grands tabous de l'histoire roumaine contemporaine, le pogrom de Iași. » (Éditeur)

Dominique Baillon-Lalande 
(21/11/20)    



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Noir sur Blanc

(Août 2020)
304 pages - 22 €

Version numérique
14,99 €


Prix Transfuge du meilleur roman européen 2020



Traduit du roumain
par Marily Le Nir

















Cătălin Mihuleac,
né en 1960 à Iaşi, dans le nord-est de la Roumanie, a travaillé quelques années comme géologue. À la chute du régime communiste, il a entamé une carrière de journaliste, tout en publiant ses premiers textes satiriques.