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Agnès MICHAUX


La fabrication des chiens


Louis Daumale est une sorte de Rastignac de dix-neuf ans qui débarque de sa province pour conquérir Paris. Séduire serait peut-être plus juste. Sa curiosité et son désir de gloire l’emportent sur une simple avidité de richesse. Il se considère comme un chien de chasse et les relations de son parrain lui ont permis d’entrer au Figaro. « Je faisais mes classes, fournissais des articles jamais publiés ou publiés par d'autres dont l'inspiration était en cale sèche, obligé de me contenter de la rédaction de réclames sans intérêt. Je n'étais pas vexé, j'avais de l'ambition. » Sa carte de presse est un sésame qui lui permet de fureter partout et il ne va pas s’en priver tout au long de ce roman aussi passionnant qu’instructif sur ce que recouvrent les notions de progrès et de modernité à la fin du XIXe siècle.

Louis arrive dans la capitale en 1889, au moment de l’Exposition universelle, triomphe de l’exotisme pendant six mois, de mai à octobre, symbole du rayonnement mondial de la France et de la richesse de l’empire colonial. Malgré son vertige, Louis monte jusqu’au troisième étage où il peut profiter d’une incroyable vue à 360° sur cette Ville Lumière qui va mériter  pleinement son surnom grâce à l’électricité, véritable reine de l’expo.

Mais le progrès, contrairement à ce que pense Louis à son arrivée, n’est pas seulement source de lumière et de bonheur. Il apporte aussi dans son sillage des zones d’ombre et de souffrance dont le jeune journaliste va prendre conscience peu à peu au fil de ses rencontres.

La nouvelle mode est à l’interview.  « Mettez n’importe quoi dans la bouche de quelqu’un qui n’est pas n’importe qui et vous aurez un article que fera sensation ! »
Louis est chargé d’aller interviewer le docteur Mangelle (comment ne pas penser au monstrueux Dr Mengele ?) qui pratique des expériences sur des chiens et préconise la sélection humaine.
« – Avant tout, il faudra éviter tout mélange des races humaines supérieures avec les races humaines inférieures. Car, vraiment, dans le domaine racial, je ne crois pas du tout à l'égalité.
[…] Après l'élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c'est l'élimination des anormaux. Je sais qu'avec ce point je vais heurter la sensiblerie de notre époque. Mais il n'y a pas de sélection humaine efficace sans sévérité, et la sévérité, c'est l'élimination des mauvais. »
Pour le moment, Mangelle ne se préoccupe que de sélection canine, d’autres sauront se préoccuper de sélection humaine.

La fabrication des chiens se trouve concrètement au centre du roman et Louis va s’y intéresser de plus en plus.  « Le moderne XIXe siècle n'avait plus besoin du chien de chasse pour manger, ni du chien de garde pour sa sécurité. Restait l'émotion, le sentiment, le territoire béni de la famille, ce modèle où la bourgeoisie trouvait son confort et sa justification. En somme, ne restait plus qu'un chien qui jusque-là n'avait jamais existé : la machine à aimer. »

C’est auprès d’une femme qu’il va connaître une de ces « machines à aimer ». La femme c’est Suzanne, maîtresse entre autres de Mangelle, séduisante et séductrice, avec qui Louis va entretenir une liaison secrète et passionnée. La chienne, c’est Soyeuse, « un king-charles du plus pur nouveau type. Ses parents sont de grands champions. » Et Suzanne ajoute : « Le chien de race, Louis, c'est le plus beau bibelot. La marque de la réussite. Le comble de l'élégance. Il est coûteux et inutile, ce qui fait son triomphe. Et plus il est petit et cher, plus il est chic. C'est le chien qui bénéficie de tout le progrès scientifique. »
Louis, pour sa part, préfère s’en remettre à la nature et c’est par hasard qu’il adopte un chien des rues, un corniaud sans collier ni pedigree, qu’il nomme Mégot.
Soyeuse et Mégot, deux visions du monde, de la société, de la notion de progrès, de la relation entre l’humain et l’animal…

Au fil de ses pérégrinations journalistiques, Louis rencontre beaucoup de monde dans le domaine scientifique (le docteur Charcot et ses recherches sur l’hystérie à La Salpêtrière ; le professeur Adrien Proust, père de Marcel, hygiéniste interrogé sur la nature de l'épidémie de grippe qui ravage l’Europe cette année-là) ou littéraire (Huysmans, Rémy de Gourmont, Alphonse et Léon Daudet, Verlaine et même Drumont, antisémite virulent). Il est aussi amené à visiter un élevage « scientifique » de chiens en Normandie et à intervenir à la fourrière de Paris où l’on pouvait gazer plus de mille bêtes par semaine grâce à la nouvelle machine à asphyxier.

Louis est un jeune homme attiré par les lumières de la ville mais avec suffisamment d’intelligence et de bon sens pour qu’il soit passionnant de le suivre dans ses enquêtes (on peut aussi parler d’aventures parce qu’il y a du Tintin ou du Rouletabille dans ce journaliste-là) et de partager ses observations et ses réflexions sur les merveilles et les dangers du progrès scientifique dont les dérives conduisent à de véritables monstruosités.

Un roman mené tambour battant, au fil d’une écriture vive qui ne se refuse pas ici ou là quelques touches de poésie (« Il était si tôt, l'heure cependant d'aller au bal pour une ribambelle de papiers gras qui virevoltaient comme des débutantes dans le traquenard d'un vent rasant qui changeait sans cesse de direction. ») rendant la lecture aussi agréable qu’instructive. Le fond et la forme sont au diapason pour une belle réussite littéraire. L’éditeur annonce en fin d’ouvrage un deuxième tome à paraître en 2021 et se déroulant en 1899, on l’attend déjà avec impatience.

Serge Cabrol 
(08/06/20)    



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Lectures








Belfond

(Février 2020)
368 pages - 20 €












Agnès Michaux,

journaliste (Canal +, France Inter…), romancière, essayiste et traductrice, a déjà publié une vingtaine de livres.

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