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Frank LE GALL

La Cantina


Louis-Marie et Felipe sont, au bord du désert mexicain de Sonora, les seuls occupants d’une cantina située au milieu de nulle part. Étrangement pourvue d’électricité, d’eau et d’une salle de bain, la buvette-garage est ravitaillée presque en secret chaque semaine au petit jour. Bref, si l’isolement y est total, les deux hommes y mènent une vie bien réglée et somme toute assez confortable. Louis-Marie, le propriétaire, sans qu’on en sache tout d’abord la raison, est atteint d’amnésie quant à son identité, son enfance, sa vie antérieure et sans contact avec le monde extérieur. C’est Felipe, son employé, qui assure l’intendance du lieu, en gère l’approvisionnement en nourriture, bière et tequila, y prépare les repas (avec pour spécialité les sandwichs au concombre, les crêpes bretonnes et les barbecues), s’occupe de l’entretien et du linge. Cet intendant impertinent et frustre mais attentif, fidèle et dévoué à son maître lui sert aussi à l’occasion d’infirmier et plus encore de souffre-douleur quand l’angoisse rend celui-ci nerveux. Par contre, le rôle de confesseur ne lui est pas dévolu. C’est à un cactus Sagaro de plus de quinze mètres de hauteur, niché en plein désert à une demi-heure de marche de leur refuge, auquel Louis-Marie a donné le petit nom de Ferdinand, que celui-ci réserve ses confidences et réflexions métaphysiques. Il ne raterait sous aucun prétexte sa visite journalière et sa petite causerie avec ce cactus sacré dont les grands cierges semblables à des bras levés vers le ciel seraient, selon lui, des antennes le mettant en communication directe avec Dieu. Pendant ce temps, Felipe, l’attend à la Cantina pour accueillir les éventuels clients qui pourraient se pointer à la buvette en l’absence du patron. Ce qui bien sûr ne se produit jamais.

Enfin presque, car un jour, la solitude bien organisée du duo vole en éclat avec l’arrivée de la pulpeuse Rita au « sourire comme une gifle et (...) dans un jean roulé à mi-mollets et une chemise d'homme dissimulant à grand-peine de redoutables atouts ». Talentueuse danseuse de cabaret débarquant avec un petit Mexicain vieillissant au costume et au panama blanc du nom de Juan au volant d’une « Oldsmobile série 70 noire, Rita aurait entendu parler en ville de Louis-Marie et Ferdinand et souhaiterait, dans un élan mystique, les rencontrer. Si Felipe s’en méfie aussitôt – « parce que les femmes, si on ne sait pas ce qu'elles veulent, on sait ce qu'elles amènent à tout coup : les pires catastrophes, les douze plaies de l’Égypte, les sauterelles de la mer Morte et les écuries d'Augias ! Des emmerdes, quoi ! » – Louis-Marie, sensible à la plastique de cette professionnelle de la séduction, accepte de les héberger. Si les premiers échanges s’avèrent difficiles et quand, à la soirée d’accueil autour d’un barbecue, Rita s’extasiera sur les étoiles créées par Dieu, Louis-Marie lui rétorquera avec agacement : « Non, il ne crée pas d’étoiles. Le mien, il est tenancier du plus formidable des bordels, le Cosmos Canaille. Et puis écoutez, pour une fois que vous êtes en harmonie avec le monde, à ce que vous nous en dites, on ne pourrait pas en profiter pour laisser un peu Dieu tranquille et avoir la paix, nous aussi ? ».  La voluptueuse Rita serait-elle le diable en personne, Juan est-il son amant et comment Louis-Marie jusque-là cloîtré dans sa solitude pourrait-il résister à une telle créature ? « Rita redescend enfin. Elle a enfilé un short blanc très bref et un maillot de corps à bretelles tout ce qu’il y a de plus moulant, et qui ne cachent que l’essentiel. (…) Le soleil a enfilé un pyjama de nuages multicolores avant d’aller se coucher, faisant rougir le désert entier, cactus et serpents compris. »  Louis-Marie sera-t-il « un amant d’un soir qu’elle aura oublié au réveil, du vaudeville à la mexicaine avec coup de prunelle, coup de gueule, coup de bambou, coup de pétard et tout le bazar » ou cette rencontre pourrait-elle changer le destin de l’un et l’autre ?  Felipe inquiet de cette irruption dans leur quotidien craint pour l’équilibre de son maître qui « aime la tranquillité mortifère d’un quotidien sans relief, sans cesse répété » et « pense que l’ennui a été donné à l’homme pour le distraire de ses angoisses ». Une violente tempête venue du désert et soufflant trois jours durant va offrir aux deux amants un isolement partagé qui pourrait changer bien des choses.

La troisième partie, sur fond d’une fête d’anniversaire façon festival hippie avec alcool, musique (les Beach Boys se taillent ici la part du lion), sexe, tatouage et drogue, sera celle des révélations et du dénouement de l’histoire personnelle de Louis-Marie.
« Les coups de feu, la pluie, Ferdinand qui lui parle... Un rêve ou la réalité… Un grand rêve mêlé de réalité ? Oui, sans doute, peut-être. Ou des mensonges. » « On me parlait avec douceur, comme à un moutard dont le placard de la chambre est, croit-il, infesté de monstres. (…) tout était faux autour de moi. Un mensonge permanent. Une immense illusion dans laquelle on m’entretenait soigneusement... Pourquoi ? »

 

        Désert, Désordres, Désirs, sont les titres successifs donnés par Frank Le Gall aux trois chapitres qui structurent son roman. Ils correspondent parfaitement au mouvement qui sous-tend La Cantina dans son ensemble et l’éclairent. Tout ici tourne autour de Louis-Marie qui passe du vide émotionnel de son duo avec Felipe à, une fois la mémoire retrouvée, sa renaissance à la vie dans sa complexité et sa complétude. Mais si cette progression vers la lucidité (ou l’âge adulte ?) est incarnée par Louis-Marie, l’amnésique la subit plus qu’il n’en est acteur. Les moteurs de l’action sont à chercher du côté de ses deux comparses, Felipe, belle figure du tuteur qui l’aide à se tenir debout dans la première partie, et Rita qui prendra le relais en le réveillant aux émotions et à la vie comme la tempête qui souffle sur le désert dans la deuxième partie. Peut-être pourrait-on y voir une illustration de l’importance du passé et de la mémoire dans la constitution de ce que nous sommes tous et de notre intime nécessité d’être accompagnés par d’autres.
Ce qui est étonnant avec ces deux personnages, c’est la façon dont l’auteur, tout en leur confiant deux rôles essentiels, les a conçus. Ce ne sont pas des personnages incarnés et étayés psychologiquement mais des stéréotypes (la séductrice frivole et dévorante et le clone de Sancho Pança, écuyer de Don Quichotte, valet protecteur de son maître et moins prosaïque qu’il ne le paraît). Cela affirme dès les premières pages du récit le choix de l’écrivain de se détourner du réalisme et du roman psychologique pour s’amuser à une composition hybride s’enracinant dans la littérature dite « de genre » comme la bande dessinée qu’il connaît bien, le comique de l’absurde, le pastiche décalé, la fantaisie, le polar, le conte et, pour la fin du livre, la science-fiction. La couverture illustrée par l’auteur lui-même avec un cactus style cartoon donne le ton. Difficile d’évoquer ici le conte sans s’arrêter quelques instants sur le truculent Felipe, conteur dans l’âme, qui offre à son auditoire une version de sa famille à chaque fois différente et pimente le récit de son imagination délirante. Voilà, pour le plaisir sa version du célèbre alcool mexicain : « Quand les conquistadors sont arrivés au Mexique, ils ont découvert cet alcool tiré de l’agave bleu et ont constaté que les agaves poussaient sur les pentes d’une colline qui ressemblait étrangement à une poitrine de femme. Ils l’ont donc appelé tétilla, téton, et les Mexicains ont ensuite transformé le mot en tequila. C’est joli non ? »

Bien évidemment, ce récit ne vous fera rien découvrir du Mexique, qui ne semble avoir été choisi que pour dépayser son lecteur et pour son mythe. Le pays que l’on découvre petit à petit ici est celui tout intérieur de Louis-Marie. Omniprésentes, les images (normal pour un bédéiste primé à Angoulême qui est aussi peintre à ses heures) et la musique (à laquelle il s’adonne également), s’incorporent fortement et avec naturel à ce désordre un peu foutraque et délirant à partir duquel il donne libre cours à des questionnements plus sérieux sur l’identité, l’existence, l’amour, le deuil, le destin, etc., et qui apportent à La Cantina une saveur particulière.

Il y a de la folie et une atmosphère étrange dans ce premier roman diablement malin, intemporel, théâtral, haut en couleur et réjouissant que l’on prend grand plaisir à découvrir.  

Dominique Baillon-Lalande 
(15/12/20)    



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Alma

(Février 2020)
292 pages - 19 €










Frank Le Gall,
né en 1959 à Rouen,
est entré au Journal de Spirou à l’âge de vingt ans. Il y crée sa série phare : Théodore Poussin. Outre la bande dessinée et l’écriture, il s’adonne également à la peinture et à la musique.



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