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Kerry HUDSON

Basse naissance

« Je viens du quart-monde mais je m’en suis sortie. » C’est ainsi que Kerry Hudson débute ce récit autobiographique. Récit de son enfance qu’elle avait soigneusement mise à distance. Mais malgré ces vingt années d’oubli, voire de déni, elle éprouve toujours terreurs, cauchemars et peur. La peur tout le temps, de tout ce qu’elle ne se rappelle pas. Il lui faut donc enquêter pour comprendre l’origine de ces peurs et la commande de ce livre sera le déclencheur de cette opération redoutée.

Elle nous livre ici à la fois le récit de cette enquête, avec son regard d’adulte, et les souvenirs qui rejaillissent tels qu’elle les a vécus enfant. Ces deux temporalités s’organisent en alternance, si bien que les regards croisés de l’adulte et de l’enfant s’éclairent mutuellement pour la communiquer au lecteur mais aussi pour permettre à l’auteure de se réapproprier ces fragments d’elle-même, de se réconcilier avec cette enfance maudite faite de malbouffe, de vêtements usés, d’alcool, de drogue, de violence et de désespoir.

Ce fut une vie disloquée à l’image de la carte de géographie que l’auteure a pris soin de placer en exergue ; huit villes en Ecosse et en Angleterre, huit déménagements comme autant de fractures, neuf écoles primaires, cinq collèges en dix-huit ans !

Kerry a vécu plusieurs années à Aberdeen, au nord de l’Ecosse. Née d’une mère vulnérable et naïve et d’un père alcoolique et schizophrène qui n’a vécu que quelques mois avec sa mère, elle vit une relation symbiotique avec sa mère, voyant peu sa grand-mère écossaise qui travailla toute sa vie dans une conserverie de poisson et jamais la famille de son père établie en Californie.

Sa mère et Kerry bébé ont vécu dans des logements sociaux froids et humides, en proie à la violence. Vers trois ou quatre ans, elle est placée en famille d’accueil. Quand, pour étayer son enquête, elle cherche à récupérer son dossier au service de protection de l’enfance, ou lorsqu’elle retourne à Aberdeen pour la première fois depuis si longtemps, ces démarches la mettent dans un état émotionnel incontrôlable. « Je n’étais pas retournée à Aberdeen depuis vingt-quatre ans et j’avais dans l’idée que, si j’y mettais les pieds, le sortilège que j’avais élaboré, la vie que je m’étais créée, s’effondrerait tout simplement et que ce serait comme si je n’étais jamais partie. Tout comme les peurs enfantines, c’était tout à fait irrationnel mais cela semblait parfaitement réel. »

C’est cette tension constante entre son besoin de se réconcilier avec son enfance, retrouver l’unité de sa vie et le coût émotionnel de cette démarche qui crée la dynamique de ce récit. « Il était temps d’affronter mon passé et mes peurs, et d’accepter que revenir en arrière pouvait me coûter quelques os brisés. »

Dès l’âge de cinq, six ans, elle prend conscience que tout n’allait pas pour le mieux, que sa mère ne pourrait pas toujours la protéger, qu’il lui faudrait peut-être la protéger, elle. Sa mère est totalement isolée et la pauvreté l’isole encore ; elle refuse les invitations pour ne pas montrer où elles vivent. Plus âgée, à l’heure du déjeuner elle téléphone à sa mère pour s’assurer que ça va. Elle s’occupe de sa petite sœur car sa mère est souvent ivre. « Je n’étais pas seulement sa fille, j’étais l’unique personne au monde en qui elle avait confiance. »

Grâce à des professeurs dévoués, les années d’école se passent à peu près bien, mais les années de collège avec un environnement hostile sont une descente aux enfers. Kerry n’a pas le bon accent, et n’a pas d’amis, car trop visiblement pauvre. « Il était inévitable que je me fasse massacrer au collège.» « Mon but au collège ne fut plus d’apprendre, mais de me cacher. »

Au cours de son enquête, Kerry rencontre des travailleurs sociaux dévoués et efficaces parce qu’ils viennent aussi de milieux défavorisés et qu’ils ne méprisent pas les pauvres. Elle constate que la pauvreté n’a pas disparu des villes où seuls les quartiers riches ont changé.

Pour clore son livre, Kerry Hudson choisit d’enterrer les mensonges sur la pauvreté à l’origine de sa honte et de son sentiment d’infériorité. Elle a compris que « beaucoup de monde a intérêt à ce que les pauvres restent pauvres », à faire croire « que la pauvreté est un choix personnel ou un échec ». Elle n’hésite pas à nommer les responsables : « un gouvernement ingrat qui, au cours des huit dernières années d’austérité, a cherché à dépouiller ceux qui avaient le moins de moyens, (…) tout en faisant bénéficier les plus riches de réductions d’impôts. » Le financement des municipalités par l’Etat a baissé de 49% depuis 2010. Cinq cents centres de protection de l’enfance ont été fermés ainsi que trois cent quarante bibliothèques. Il y aura encore plus de familles sans travail, sans aide et sans logement stable. Encore plus d’enfants grandiront dans la précarité. Il est prévu une augmentation de 7% de la pauvreté chez les enfants entre 2015 et 2022. « Et ce ne sont pas seulement les pauvres d’aujourd’hui qui en souffriront car, comme je ne le sais que trop bien, la pauvreté se transmet de génération en génération, la misère s’hérite par le sang. »
Il s’agit d’une guerre à l’encontre des pauvres et ce livre contribue à la dénoncer.

Nadine Dutier 
(26/02/20)    



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Lectures








Philippe Rey

(Janvier 2020)
288 pages - 20 €


Traduit de l'anglais par
Florence
LÉVY-PAOLONI










Kerry Hudson,
née en Écosse en 1980, vit et travaille à Londres. Elle a publié deux autres romans et obtenu le prix Femina étranger 2015.