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Guka HAN


Le jour où le désert est entré dans la ville


Le livre s’ouvre sur Luoes (anagramme de Séoul), texte portant en titre le nom de la ville qui servira de décor aux sept autres nouvelles du recueil.  Dans ce premier récit, une jeune serveuse de Mac Do qui vient pour la première fois dans la capitale pour y voir le sable jaune du désert envahir les rues, n’y trouve qu’un lieu dénué de vie et des habitants absorbés par leur téléphone avec une incroyable indifférence de chacun à ceux qui l’entourent. Un accident mortel vient corroborer cette première impression : alors qu’il vient de renverser un livreur en deux roues, le chauffeur sort de son véhicule pour manifester vivement son agacement face à ce contretemps qui va le mettre en retard, sans avoir le moindre geste ou mot pour le blessé gisant au sol dans son sang. La visiteuse choquée en décodera désormais autrement la luxueuse métropole aux impersonnelles tours de verre et les somnambules robotisés, sans âme et à la brutalité froide et larvée qui en occupent l’espace public sous le regard des caméras et des agents de sécurité. La scène à laquelle elle avait précédemment assisté dans le métro, avec un vendeur d’enveloppes s’étant fait expulser manu militari du compartiment sur la demande d’un homme que cela dérangeait dans sa lecture de la Bible, aurait déjà dû l’alerter sur l’enfer policé que cache cette ville fantôme.
Einmal relate les étranges et fugaces retrouvailles de hasard d’un homme et d’une femme tandis qu’avec Neige, une jeune femme venant d’apprendre par les réseaux sociaux la mort d’une de ses amies rencontrée lors de ses études de cinéma en France, laisse remonter à la surface les souvenirs d’une nuit enneigée et magique passée ensemble dans la salle de montage de l’université.
Fugue met en scène l’escapade réelle ou fantasmée d‘un adolescent solitaire dans une ville non dépourvue de mauvaises rencontres, tandis que dans Ouïe une adolescente se rend sourde à force d'écouteurs enfoncés dans les oreilles pour ne plus subir l’invasion sonore permanente que lui impose sa mère ou qu’une autre dans Canicule,  une jeune sportive brillante, passe brutalement pour cause d’homosexualité du rang de vedette adulée par ses camarades à celui de victime désignée du harcèlement scolaire.
La vie n’est pas plus rose pour ces adultes rejetés que sont cette alcoolique qui partage avec un chat – peut-être imaginaire – les croquettes qu’elle vient d’acheter au supermarché (Perles) ou le SDF de Pyromane qui, squattant dans une tour historique en ruine et se nourrissant de déchets, finira par exprimer de façon radicale sa colère par un grand feu. « Le spectacle va bientôt commencer. Dans les voitures, sur les trottoirs et dans les tours environnantes, les gens vont s’arrêter pour l’admirer. Ils seront absorbés par lui. » (Pyromane)

La ville qui se dessine au fil de ces récits s’enchaînant avec une rigoureuse continuité et une vraie cohérence, est totalement déshumanisée et effrayante.  C’est une métropole semblable à toutes les autres, balisée par ses métros, ses avenues embouteillées, ses restaurants, ses supermarchés, ses bureaux, sa pollution et son bruit incessant, mais qui laisse deviner sous le vernis qui se craquelle un gouffre prêt à tout engloutir. La réalité s’y décompose sous nos yeux perturbant nos repères et faisant trembler le sol sous nos pieds. Derrière le décor, c’est un monde qui court vers la mort, une société malade où la rentabilité et l’efficacité ont pris le pas sur l’humain, qui se cachent. « Je me suis dit que cette ville était une ville fantôme et qu’en y séjournant, je prenais le risque de devenir moi-même un fantôme. Puis j’ai aussitôt pensé qu’au fond, j’en étais peut-être un. » Là, face aux robots dociles et aux esclaves industrieux toujours en mouvement, les invisibles, sans-logis, chômeurs, pauvres, fous et autres laissés pour compte, tels des spectres, des enfants perdus ou des funambules, s’avancent intranquilles au-dessus du vide sur un fil tendu entre rêve et réalité. Certains d’entre eux se retrouvent en marge par accident mais d’autres, des êtres ordinaires, des frères, adolescents en quête d’identité et adultes rétifs à se laisser instrumentaliser, semblent s’être mis en retrait de l’agitation frénétique de ce monde féroce et angoissant par insoumission, par colère ou par choix.

Les divers narrateurs, personnages sans nom, dont l’âge, l’aspect physique et le genre ne nous sont que rarement explicitement donnés, présentent une telle hybridité qu’on en vient parfois à s’interroger sur leur identité tant ils semblent ne former qu’une seule et même figure. Cette plasticité des personnages hors toute approche psychologique, permet une incarnation forte, à la fois générale et intime, d’une marginalité envisagée sous divers angles et doublée d’une polyphonie évoquant l’incommunicabilité collective qui en est la cause et la solitude qui en est la conséquence. « Les aiguilles de l’horloge ne se déplacent plus, la radio et la télévision sont débranchées, et votre téléphone portable est déchargé depuis longtemps. Le poids de ce silence est de plus en plus oppressant. Vous reprenez d’un coup votre respiration et tournez la poignée de la porte. » (Perles)
L’errance réitérée des marginaux à travers l’espace public populeux de la ville ou dans les transports qui la quadrillent permet à l’auteur de mettre en scène et en mouvement la confrontation de ses narrateurs avec la foule, de mieux saisir en situation le décalage qui s’est creusé entre ces marginaux en inadéquation fondamentale avec le modèle imposé et la multitude docile qui a intégré et respecte sans même en avoir conscience les injonctions sociales et économiques qui lui sont faites. « Le flot de voitures et de piétons, les vieilles avec leurs chariots bourrés de cartons et de ferraille qu’elles vont revendre à la déchetterie, les clignotements ou les fantômes, voilà le genre de choses que j’observe toutes les nuits. » (Pyromane)
La ligne de démarcation se déplace alors de sa version initiale, ceux qui sont au dehors face à ceux qui vivent en dedans, à une nouvelle proposition de nature moins factuelle et plus humaine, à savoir ceux qui ne cessent de questionner le monde face à ceux chez qui la norme s’est substituée à tout sentiment et toute pensée individuelle.   

Malgré l’emploi de la première personne pour la majorité de ces nouvelles et le choix d’un sujet qui la touche intimement, celui de la ville dont elle s’est exilée à vingt-sept ans, Guka Han rejette ici toute référence autobiographique explicite pour construire un roman choral fragmenté en nouvelles et porté par une écriture sans affect marquée par une neutralité distante. Mais paradoxalement cette distance qui aurait pu désincarner les récits et les rendre abstraits ou extérieurs au lecteur semble ici en multiplier les potentialités, comme si, en glissant de l’intime au collectif, ces nouvelles atteignaient une dimension universelle propre à trouver écho dans l’imaginaire de chacun.  Ce positionnement permet aussi à l’auteure de laisser le réalisme, la psychologie ou la sociologie de côté pour explorer, par le flou dont elle pare ses personnages, par l’imprécision de leurs motivations ou l’aspect assez énigmatique de certaines situations, le champ très actuel du fantastique, l’onirisme et le mystère. « Si le passage de la vie à la mort pouvait être parcouru en bus, je pense que le voyage ressemblerait à celui-là : un défilé de paysages plus monotones les uns que les autres, une route si lisse qu’elle ne produirait pas la moindre vibration, un itinéraire suivi au centimètre près, et à bord, aucun bruit, pas même un chuchotement. » (Luoes)  
Comme le laisse pressentir le titre poétique du recueil et non sans un jeu de miroir avec le caractère effrayant de la capitale coréenne qui en fait sujet, c’est une atmosphère angoissante qui, dans Le jour où le désert est entré dans la ville, s’affirme. On ne pouvait mieux dire et incarner le chaos en fermentation à Séoul qu’avec cet étonnant contraste entre la neutralité distante qui floute les observations de lieux ou l’identité des narrateurs et la perception exacerbée des images, des sons et des odeurs qu’ils nous restituent, qu’avec le choix inattendu d’y introduire une dose de surnaturel au cœur même de l’ordinaire. C’est peut-être dans cette familiarité avec les fantômes et le désastre que l’identité culturelle coréenne de l’auteure s’exprime le plus singulièrement.

Ce dispositif de juxtaposition, de friction et de combinaison de ces différentes composantes apparemment peu compatibles, permet à Guka Han de nous restituer de manière sensible la complexité, les conflits, la violence sourde et les dangers qui se cachent derrière la façade d’ordre et de luxe de la métropole, à travers un tableau expressionniste dont chaque couleur s’entend à éveiller l’angoisse du lecteur en retour. Ä partir de ces huit fragments de vie, c’est toute une civilisation en perdition qui s’expose et c’est une alerte, face à cette dégradation et cette menace de destruction collective et universelle que, dans un beau geste littéraire, Guka Han nous lance.

Ce recueil onirique et inquiet, inquiétant aussi, fragile et intense, écrit en français par une Coréenne arrivée à Paris en 2014, est un premier livre bluffant par l’efficacité de son écriture, par sa cohérence et par l’atmosphère étrange, éminemment troublante et prenante qui s’en dégage. Une auteure à suivre, assurément. 

Dominique Baillon-Lalande 
(29/06/20)    



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Guka HAN, Le jour où le désert est entré dans la ville
Verdier

(Janvier 2020)
128 pages - 14,50 €

Version numérique
9,49 €


















Guka Han,
née en 1987 en Corée du Sud, a étudié les arts plastiques à Séoul avant de s’installer à Paris en 2014. Le Jour où le désert est entré dans la ville,
écrit en français,
est son premier livre.