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Daniel CROZES


L’homme qui chaussait du 62


Ulysse Bouissou, dont la croissance n’est pas terminée, mesure 2,20 mètres, pèse près de 170 kilos et chausse du 62. Né dans une famille de paysans aveyronnais dont aucun n’a dépassé 1m65, il même une vie modeste et rude auprès de parents simples, dignes et aimants ayant cinq enfants. Après son certificat d’études, le garçon, refusant d’intégrer le séminaire pour être prêtre, ses parents peinant à nourrir la famille du produit de leur petite ferme et ne pouvant garder près d’eux ce géant qui effraye les animaux par sa stature, est placé en apprentissage chez son oncle cordonnier. Le métier lui plaît et le couple qui accueille ce neveu sérieux et gentil comme le fils qu’ils n’ont pas eu, voit déjà en lui leur successeur.
À ses 20 ans, en 1903, lorsque ayant été tiré au sort le conscrit est convoqué à Saint-Affrique pour être examiné par le conseil de réforme qui vérifie l’aptitude des conscrits à intégrer ou non l’armée, le géant sème involontairement la pagaille chez les médecins militaires. La toise n’est pas assez grande pour le mesurer, son poids bloque la balance sans parvenir à le peser, alors, aussi stupéfaits que subjugués, ils profitent de l’aubaine pour observer sous toutes les coutures ce gaillard hors norme qui se prête aimablement à leurs requêtes. Une insuffisance thoracique lui étant diagnostiquée, il sera finalement réformé et donc autorisé à rentrer chez lui. Les clichés pris par un photographe pour immortaliser la carrure du « plus grand conscrit de France » n’en chambouleront pas moins sa vie, car celui-ci, flairant la bonne affaire, se présente chez ses parents peu après pour faire d’autres portraits exclusifs du géant afin de les vendre sous forme de cartes postales et éventuellement à la presse. Tout d’abord éberlués, les parents dont l’instinct paysan ne flaire nulle malhonnêteté chez cet original, lui font finalement confiance et contre une coquette somme l’exclusivité est obtenue et l’affaire signée. Ces photos mobilisèrent sans peine la presse locale, régionale, puis hexagonale et, rapidement des journalistes débarquèrent de partout pour interviewer le phénomène. Il n’en faut pas moins pour que enfants et adultes affluent à la cordonnerie pour admirer le géant en lui demandant une dédicace sur les cartes postales désormais en vente au village comme dans toute la France et la recette permet à la famille Bouissou de régler enfin cet arriéré d’impôts qui les étrangle depuis plusieurs saisons et à la mère, se sacrifiant trop souvent pour ses petits lors des repas, de ne plus se coucher le ventre vide.

C’est alors qu’arrivèrent au village trois imprésarios parisiens. Le premier, connu dans tout le pays mais fort antipathique, voulait exposer Ulysse comme « curiosité humaine » dans les fêtes foraines et les foires nationales et internationales. La famille gênée et dubitative s’en méfia et ajourna sa réponse. Sur le deuxième, ils eurent plus de mal à se faire un avis. Le troisième proposait au géant qui avait appris en autodidacte l’harmonica et en jouait aux fêtes du village de le recruter comme musicien pour un numéro en duo avec un trompettiste lilliputien qu’il produisait depuis plusieurs années lors de fêtes et sur les scènes parisiennes et provinciales. En l’écoutant Ulysse souriait, ce fut donc le bon. Certes, celui-ci ne pouvait, vue la modestie de son entreprise s’aligner sur la proposition financière de son concurrent montreur de curiosités, mais le respect qu’il témoignait à Ulysse comme homme et musicien, sa promesse de le loger dans une pension de famille sûre qui, vu son jeune âge, saurait l’accueillir et prendre soin de lui avec bienveillance, la confiance qu’ils avaient tous senti pouvoir lui accorder, étaient des atouts forts à prendre en considération. Face à l’enthousiasme d’Ulysse à faire carrière de musicien et le malaise de tous à voir exhiber le jeune homme comme un monstre ou une bête de foire, le choix ne se fit pas trop attendre : le jeune géant serait confié aux bons soins de Beaudoin Lemaire pour jouer avec un nain de 85cm.

L’impresario n’avait pas menti. Une grande chambre haute de plafond et avec un lit sur mesure attend Ulysse dans la pension tenue par une veuve chaleureuse et attentionnée où son partenaire lilliputien Tom Pouce réside déjà. C’est un garçon amical et gai qui lui fera découvrir quartier par quartier cette capitale bruyante et agitée jour et nuit qui l’effraye. Grâce aux cours de musique que lui fait suivre Beaudoin Lemaire, le géant perfectionne sa technique, apprend le solfège et diversifie son répertoire avec passion pour être prêt pour sa première tournée en province avec son complice devenu ami de tous les instants. Puis ce sera Paris, l’Europe, lors de fêtes foraines, en cabarets ou sous le chapiteau d’un cirque. Le succès et la célébrité seront au rendez-vous. De quoi permettre à ses parents à qui il envoie régulièrement de l’argent de faire construire une grande maison en pierre où tous pourront vivre confortablement et d’agrandir l’exploitation agricole pour se garantir un revenu décent.        

Quand la renommée de leur spectacle traverse l’océan et qu’un contrat est signé pour une tournée de plusieurs mois avec le grand cirque Barnum aux USA, le géant de l’Aveyron prend peur. Mais la perspective de prendre le transatlantique jusqu’à New-York, de voir en vrai la statue de la Liberté et de découvrir ce pays mythique accompagné de son comparse et de leur impresario, lui fait vite oublier ses craintes. C’est là que pour la première fois il rencontrera l’amour, sous les traits de Cristina, la belle trapéziste blonde dont les parents, eux-mêmes voltigeurs chez Barnum, avaient quitté la Roumanie dans les années 1880 pour faire carrière.

 

             Ce récit, librement inspirée de la vie du géant Cot (1883-1912), nous est narré avec de faux airs de conte, de l’extérieur à la troisième personne, par l’auteur lui-même. Daniel Crozes y flirte avec le roman du terroir mais aussi avec le récit historique à travers ses descriptions de la vie nocturne parisienne et du monde des foires et des cirques où les cabinets de curiosités étaient en vogue au début du vingtième siècle ou bien celles du « nouveau monde » mythique, pluriel et tout en démesure, et enfin avec le roman d’amour dans sa dernière partie. L’auteur, dans son interprétation fictionnelle du destin du géant Cot devenu ici Ulysse Bouissou mais toujours aveyronnais, a été bien inspiré d’ajouter un Tom Pouce à son histoire pour permettre à son géant musicien non de se produire comme « curiosité » dans les foires comme le géant Cot mais comme un artiste dans un duo d’harmonica et trompette avec le lilliputien. C’est une façon de ne pas s’arrêter à la seule question de l’anormalité de son personnage mais de lui permettre au contraire d’être simplement un homme doté d’un extraordinaire destin. Un choix qui permet au lecteur en le suivant de découvrir l’Aveyron, puis Paris, l’Europe et l’Amérique et surtout de pénétrer l’effervescence du monde du spectacle de la foire et du cirque de ce tout début du vingtième siècle et surtout le choc que toutes ces découvertes ont pu produire chez cet Ulysse magnifique et intelligent. Au lieu de centrer le roman sur le regard que les autres portent sur le « plus grand des conscrits », c’est dans un judicieux retournement de situation sur le regard du géant sur ce et ceux qui l’entourent que l’écrivain se focalise. Plutôt que de s’arrêter sur la fascination ou la peur qu’il provoque chez les curieux qui le jaugent, il permet au lecteur de découvrir les sentiments d’Ulysse face aux siens, à ceux qu’il fréquente, rencontre ou croise dans ses différents périples. Alors on finit par s’émouvoir quand Tom pouce rassure cette force de la nature en proie au doute ou à la nostalgie, par se réjouir avec le géant bien proportionné quand il est heureux, par partager sa peine lors de la perte de sa mère, par craindre pour lui quand un ennemi sort de l’ombre. Autour de lui les gentils (sa famille, le cordonnier et sa femme, Tom Pouce, Beaudoin Lemaire, Cristina…) et les méchants (l’impresario Lombard, le curé du village, le « classard » Édouard...) se partagent assez bien les rôles et servent de moteurs aux diverses situations.

Ce roman classique par son style et sans effets suit pas à pas pendant dix ans l’existence singulière d’un homme hors norme. Un héros sympathique et attachant derrière lequel l’auteur, avec respect et bienveillance, s’efface pour n’en restituer, loin du monstre que d’aucuns voulaient exhiber pour se faire de l’argent, que la profonde humanité. Ulysse est ici un vrai personnage qui de l’enfance à la célébrité reste sensible, intelligent, curieux, consciencieux, fidèle à l’honnêteté, la modestie, la dignité et la droiture que lui ont inculquées ses parents tant aimés. À plusieurs occasions dans le récit, alors qu’il est au faîte de sa gloire et profite d’un repas ou d’un hébergement luxueux ou qu’il bénéficie d’une cabine particulière de première classe sur le transatlantique, se rappelant de ses origines modestes et de la dureté du quotidien vécu par les siens sous le regard méprisant des notables locaux et du prêtre, il ne peut s’empêcher de percevoir la lassitude ou le manque chez ceux qui n’ayant pas eu sa chance font le service ou les basses œuvres, de voir les miséreux qui ne mangent pas à leur faim ou les familles de migrants malingres bousculées et poussées vers l’entrepôt du paquebot où ils voyageront entassés sans oser protester contre les conditions qui leur sont faites dans l’attente de poser le pied en Amérique. Ces incursions sociales (tout comme les incursions politiques contre la bourgeoisie proférées dans le cabaret de Montmartre où avec Tom Pouce ils se sont produits devant une salle mélangeant « apaches » et « richards ») apportent au roman des accents réalistes qui enracinent le récit dans un contexte élargi et apporte de l’épaisseur humaine au récit. Cela vient également faire écho au rapport profond qu’Ulysse entretient avec sa famille et son passé tout le long de cette histoire.

La couverture du livre est illustrée par une photo d’époque colorisée représentant Géant Cot.

Daniel Crozes fait de son bon géant un personnage attachant et magnifique que le lecteur prend grand plaisir à accompagner durant ces dix ans d’une vie hors du commun faite de voyages, de surprises, de découvertes, de bons sentiments et d’émotions. Et comme à la fin de tout spectacle réussi, le lecteur ravi applaudit. 

Dominique Baillon-Lalande 
(12/06/20)    



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Rouergue

336 pages - 21 €

Version numérique
15,99 €









Daniel Crozes,
journaliste, historien et romancier, vit et écrit en Aveyron. il est l'auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages.


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