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Maylis BESSERIE


Le tiers temps

Ce roman, car s’il s’ancre dans la réalité il s’affirme bien comme une fiction, explore conjointement deux directions :
– La vie quotidienne en 1989 d’une maison de retraite de taille modeste située dans le quatorzième arrondissement de Paris, baptisée Le Tiers-Temps, avec ses médecins, ses infirmiers, ses aides-soignantes s’occupant des corps qui s’effritent et partent en déconfiture et des esprits qui s’évadent ou renoncent. Un arbre, un jardin en faux gazon qui sent « la pisse de vieillards », des menus affichés et des bulletins médicaux accrochés au pied des lits, dessinent le décor.
– La biographie imaginaire sur quelques mois du célèbre Samuel Beckett (prix Nobel de littérature en 1969), attendant la fin, comme l’ont fait avant lui ses personnages, en reportant dans ses carnets ses souvenirs, ses observations et réflexions. C’est après une chute à son domicile survenue quelques mois après le décès de sa femme Suzanne, qu’atteint de la maladie de Parkinson et d’emphysème, il est arrivé dans cet établissement tranquille lui permettant de sortir se promener avec sa canne autour du pâté de maisons tant que cela sera possible et d’écrire une partie de la nuit grâce à la complaisance du personnel ne lui apportant son petit déjeuner qu’une fois tous les autres servis pour lui laisser un peu de sommeil supplémentaire.
Ce n’est pas, n’a jamais été, un homme sociable. Mais, s’il s’enferme dans sa chambre, fuit les repas partagés et la vie commune, il ne manifeste cependant aucune animosité, voire parfois de l’amusement ou de la bienveillance, envers les résidents et le personnel de l’établissement qui l’accueille. Il en raconte à sa façon le quotidien : l'heure des soins, celle des repas dans lesquels il picore à peine et avec peine, celle de la promenade tant que ses jambes le lui permettront, un besoin d’une solitude qui lui permet de s'évader, et le soir, la nuit, retrouver les mots pour griffonner quelques notes ou répondre à ceux qui se soucient encore de lui.
« Nous traînerons nos trois jambes maigrelettes sur le trottoir, jusqu’au numéro 17. Jusqu’à l’hôtel bâti sur une carrière qu’on appelait naguère La fosse aux lions ; Fosse dans laquelle s’entretuaient, jadis, toutes sortes de bêtes féroces, paraît-il : écoliers des pensionnats du faubourg, saltimbanques, mangeurs de filasse, avaleurs de sabre, exhibeurs de nains polyglottes. Une grande ménagerie humaine comme on n’en fait plus. Quoique... en regardant de plus près... par la fenêtre ou dans le miroir... Pas mieux. »
« Encore la dingo mitoyenne qui miaule ; elle chante chaque matin au moment de la toilette – c’est récurant. À croire que le robinet ouvre aussi son gosier et tire sur la corde. (…) Au gré de la température de l’arrosage la vieille s’emballe. (…) Là, perchée, la vieille bique varie d’amplitude et de répertoire. (…) Jusqu’à ce que la bonde se lève, que se tarisse le refrain de la sirène, commémorant sa déchéance au milieu de ses semblables. Que le silence se remette à bramer. »
Respecté du personnel autant que respectueux de celui-ci, Sam et son corps à bout de souffle, se révèle tel qu’en lui-même, un taiseux taciturne, charmeur ou rageur, humoristique ou caustique, à vif ou, dans ce qu’il devine comme sa fin, se laissant couler dans l’abandon et la mélancolie.
« Je ne supporte pas grand-chose. Ni la grève des cheminots, ni la conversation, ni la douleur de ma jambe suspendue en l’air comme me le demande avec insistance le kiné. Peu de choses me sont supportables. Inaptitude au monde. Instinct de solitude. »
« Comment se fait-il que le vieux – dès lors qu’il se voit contraint de fréquenter une population qu’il tentait de fuir jusqu’alors : personnel médical, garçon coiffeur… – devienne un animal de compagnie devant lequel on déblatère ? Pas tellement différent du caniche ballot, le vieux auquel on confie ses petites opinions sur les choses. Réceptacle des déchets du langage et de la pensée. »
« Aucun répit. Tu es le dernier de ton île où la pluie pleure pour toi. (…) Voilà ta punition. Orphelin de tous.
Bon à compter les cadavres. (…) Tu es venu à bout de tout. À bout de tous. Le temps a fait de toi un assassin, matricide, fratricide. Un veuf infidèle. Tu as tant désiré ta solitude de chien. Ta solitude de loup. »
Parfois ce sont ses fantômes ou ses personnages qui lui font signe.

Le texte est construit en trois temps, de son arrivée en juillet 1989 à sa mort en décembre, qui suivent l’évolution de son état de santé. Dans la première partie, il est encore mobile, peut marcher et sortir. Sam y évoque l’enfance, les séances de pêche avec le père en Irlande, la mère, l’amitié parisienne avec son maître James Joyce et sa fille Lucia, son engagement aux côtés de la France pendant la guerre, Suzanne et cette maison d’Ussy où il se réfugiait pour écrire.
« À Dublin j’entendais le cri des mouettes. La ville leur appartient et elles le crient, le gueulent – à toutes les portes. (…) elles s’égosillent et bouffent tout sur leur passage. Prédatrices, il faut les voir rôder. Je me revois en Irlande accélérer le pas (…) alors qu’elles étaient à mes basques. Plus tard, lorsque je venais voir May – lorsque je venais voir ma mère –, les mouettes avaient encore grossi. Elles se tapaient le reste des cargaisons embarquées sur la Liffey. Elles se tapaient le reste des poubelles – elles grillaient la priorité aux pauvres ; elles se tapaient les restes et même les pauvres. »
Dans la deuxième, Beckett, comprenant que son corps le lâche, s’évade dans ses souvenirs liés à la littérature et à l’écriture comme ses rencontres avec son éditeur et ami Jérôme Lindon, repense à Molloy, Estragon, Vladimir, Malone, Ham et Clov, Winnie, ces personnages imaginaires auxquels il a insufflé la vie... Quand sa mémoire s’embrouille, que les mots se dérobent, il se tourne vers ceux de son ami  Joyce ou les bribes de chansons irlandaises entendues autrefois.
Enfin, dans la dernière partie, Sam, suite à une attaque, est transporté au service de neurologie de l’hôpital Saint-Anne. Des extraits du court-métrage muet dont il a écrit le scénario en 1965 pour un Buster Keaton vieillissant accompagnent son coma agité jusqu’au seuil de la mort.

         Ce seront là les dernières expériences vécues par un auteur qui n’a cessé, toute sa vie, d’écrire avec flegme et humour la finitude de l’existence, de Murphy, écrit à la mort de son père, à What, Where, pièce publiée en 1984.  Les derniers mots de son ultime publication, (Soubresauts, texte court paru en 1988) sont ainsi sans surprise : « Oh tout finir ! ». Mais à 83 ans, les moyens pour en rendre compte, en laisser trace, ne sont plus à la portée du malade. C’est alors Maylis Besserie, à partir de sa correspondance et de notes éparses mais avec ses propres mots et en laissant libre cours à son imagination, qui va alors intervenir. Elle jouera ainsi à renvoyer le « vieux débris, la capitale des ruines », comme il se nomme lui-même dans ce roman,rejoindre ses inimitables personnages de Fin de Partie, Oh les beaux jours, Tous ceux qui tombent, Molloy, Malone meurt… produisant comme un écho intérieur aux monologues qu’il avait autrefois construits pour eux dans sa langue singulière. L’écrivain est rattrapé par son œuvre et, comme ceux qu’il avait créés, diminué et solitaire, avec lucidité et non sans humour, à son tour il attend la mort : « Que reste-t-il du Sam qui suivait la caméra, montait à l’échelle jusque dans les nuages ? Un légume. Carotte ou panais ramollis sentant le camphre et la moisissure. » « D'ailleurs, conformément aux règles de la physique, il est probable qu'à force de ralentir je m'arrête. Que j'en finisse avec les mots ou eux avec moi. » « Je n’écris pas, je radote. Je bats la breloque. (…) Ils se disent il a des restes. Il reste si peu. Des espaces, des interlignes – désert blanc. J’ai si peu de mots. Ils sont tous usés jusqu’à la moelle. On ne le croirait pas comme ça, mais ça s’use les mots. Comme des fonds de culottes. Comme le cœur. (…) Ma plume aussi traîne la patte. Œuvre de la vieillesse. Elle contamine tout. »

Mais dans Le tiers temps, le quotidien de la maison de retraiteest aussi important que Beckett lui-même.C’est la vieillesse et la fin de vie en Ehpad, captées par le regard de Maylis Besserie et racontées par sa langue dont la dérision, la distance et la justesse se superposent à celle du dramaturge irlandais, qui nourrissent cette fiction. La forme choisie, celle d’un faux journal rédigé à la première personne par Beckett dans un de ces longs monologues qu’il affectionnait, permet à Maylis Besserie de nous introduire de plain-pied dans le quotidien de ces établissements où tout s’amenuise, l’espace, le temps restant à vivre, la vivacité de l’esprit et la docilité du corps. C’est cette carcasse vieillissante objet de gêne et de souffrance, les observations cliniques et les comptes rendus journaliers qui infantilisent et objetisent le malade afin de faciliter le suivi médical, les petites victoires que sont devenus des gestes simples comme entrer et sortir de la baignoire, la frustration de se sentir diminué, de perdre son autonomie, de voir sa mémoire s’effacer et le silence s’installer aussi sûrement que les jambes refusent un jour de porter ou d’avancer qui, à travers l’intimité de Sam (non l’écrivain qui ferait acte d’autobiographie mais le vieillard), s’exposent ici sans fard provoquant notre émotion. Alors par un tour de passe-passe  audacieux, Samuel Beckett le créateur s’efface au profit de Sam, le personnage, un résident de la  maison de retraite comme tous les autres nous confrontant à la  réalité de cette vieillesse que notre société occulte et que nous cherchons ordinairement à oublier sur laquelle Maylis Besserie braque sans voyeurisme mais avec respect et naturel la lumière d’un projecteur, comme le grand écrivain l’avait fait avec ses dialogues minimalistes sur ses personnages au seuil de la mort.

D’évidence, ce roman possède tous les ingrédients pour ravir les amateurs de Beckett, éveillant chez eux une furieuse envie de revoir Madeleine Renaud dans son interprétation sublime de Oh les beaux jours ou de se replonger dans cet univers aussi elliptique que fascinant traversé par le rire et l’angoisse et porté par un minimalisme formel rarement atteint. Mais Le tiers temps, et c’est là un vrai tour de force, peut aussi bien s’adresser à ceux qui ne connaîtraient pas l’écrivain mais se laisseraient prendre par ce récit juste et fort, sans drame ni tristesse, du vieil âge, de la dégradation des corps et de l’esprit, de la solitude, qui, dans un établissement spécialisé ou non, accompagnent la fin de partie, la fin de vie. Un premier roman fort, original et talentueux signé par une auteure à suivre.    

Dominique Baillon-Lalande 
(29/05/20)    



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Lectures








Gallimard

(Février 2020)
184 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €

Prix Goncourt
du premier roman
2020










Maylis Besserie,
née en 1982 à Bordeaux, est romancière et productrice de radio.















Pour ceux qui voudraient se (re)plonger dans l’univers de Beckett, l’INA offre un accès libre jusqu’au 23 juin à une captation réalisée en 1971 de Oh les beaux jours avec Madeleine Renaud.


Oh les beaux jours