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Marie SIZUN

Les sœurs aux yeux bleus



Elles s’ennuient, parfois sauvagement. S’exaspèrent d’être là dans ce trou, prisonnières, inutiles, oisives. […] Alors elles lisent, non seulement des romans, mais des poèmes […] qu’elles trouvent si beaux qu’elles les recopient soigneusement, de leur fine écriture appliquée, élégante, avec des initiales stylisées, sur un joli papier un peu parcheminé. À côté du titre, ou dans la marge, elles collent des fleurs séchées, une herbe solitaire, souvenir de quelque promenade pensive. C’est comme un petit tableau où s’exprime leur âme, leur tristesse, leur éperdu besoin d’ailleurs.

Ce sont de magnifiques portraits de femmes que Marie Sizun va continuer à nous brosser dans cette suite de La gouvernante Suédoise où l’on va voir Livia s’effacer devant les fillettes qu’elle élève et Louise, Eugénie et Alice grandir et devenir femmes, passer du XIXème siècle étouffant où elles sont nées à une lente, difficile, douloureuse émancipation au début du XXème siècle. L’histoire va s’arrêter juste avant la guerre de 39 et va, d’une manière surprenante, réunir les deux familles dont on aura suivi le destin sur trois générations : les Sezeneau, soumis à la tyrannie du patriarche Léonard, et les Bergvist, la descendance cachée que Livia, amante de Léonard, a eu de lui.

Le roman démarre à Meudon, là où on avait laissé toute la famille franco-suédoise. Hulda, la très jeune femme de Léonard, aux extraordinaires yeux bleus, succombe à sa cinquième grossesse ou, les enfants, les aînés en tout cas, en sont sûrs, au chagrin causé par Livia, la gouvernante…

Dans une première partie, Livia accompagne les trois filles, Louise, Eugénie et Alice qui vient de naître, et leur père, dont elle reste l’amante cachée, à Saint-Pétersbourg. Les deux  garçons deviennent pensionnaires au Prytanée, l’école militaire de La  Flèche, jusqu’à la fin de leurs études, la fratrie est séparée à jamais, les filles vont grandir sous la coupe de leur père, d’abord légère en Russie, c’est encore l’enfance, la chape allant se refermer sur elles à leur retour en France.

 Léonard, remercié dans son emploi, ruiné, considérant la situation politique plus que trouble en Russie, accepte l’invitation de son frère de venir s’installer en Loire Atlantique, dans sa ferme, à la Bernerie-en-Retz. Les filles, devenues jeunes filles, ont compris la relation que leur gouvernante entretient avec leur père et la méprisent.  Elles laissent partir Livia, qui se choisit une autre vie, sans regret, sans savoir que cette femme planera toujours sur leur destinée… En attendant, pendant huit ans, elles vont mourir à petit feu.

Non, l’hiver, il n’y a rien pour elles à La Bernerie. Ni l’automne. Ni tout au long de printemps glacés. Et il n’y aura jamais rien. […] Elles s’occupent comme elles peuvent, cousent, brodent. Inscrivent longuement des initiales savantes, délicates, sur des mouchoirs, des nappes, des chemises de nuit. Rarement sur des draps, comme si elles savaient qu’un trousseau de mariage, pour elles, serait inutile. […] et se disent,  la rage au cœur, qu’elles feront les mêmes gestes dans dix ans, vingt ans, trente peut-être, sans que rien ne change ;

La troisième partie se déroule à Paris. Alice, élevée par Livia, va puiser en elle la force que la gouvernante lui a transmise. Les femmes n’ont pas d’autres ressources pour s’en sortir qu’en elles-mêmes. Enfin lucide sur le rôle de son père, elle va s’émanciper, étudier, travailler, partir, et, à la mort du père, faire venir ses sœurs chez elles. Si pour Louise, tuberculeuse, c’est trop tard, Eugénie et Alice vont pouvoir peut-être commencer à vivre.

Mais la révolte se fait en elle contre le sort de sa mère, sa dépendance, son malheur, le sort des femmes, mariées ou pas ; son sort à elle et celui de ses sœurs, ignorantes et condamnées à dépendre d’un père ou d’un mari. […] comment accepter de dépendre ensuite de son caprice et de subir les avanies et les humiliations qu’il jugera bon de leur imposer ?

Dans un style aussi beau, fin et élégant que les broderies ou l’écriture des trois sœurs, Marie Sizun nous embarque dans un long apprentissage de la liberté, pas seulement celui de ses personnages mais aussi le nôtre, lecteur, que la narration, tout au long des deux romans qui se font suite, laisse libre de se faire sa propre opinion, jamais de jugement, ni discours moral, ni didactique, simplement les choses de la vie racontées avec une magnifique sensibilité.

Sylvie Lansade 
(20/05/19)    



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Lectures







Marie SIZUN, Les sœurs aux yeux bleus
Arléa

(Janvier 2019)
390 pages – 20 €












Marie Sizun Photo © Louis Monier
Marie Sizun

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