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Après Terre ceinte qui se déroulait dans une ville imaginaire envahie par des djihadistes et Le silence du chœur où des migrants étaient accueillis dans un petit village sicilien, l’auteur nous emmène au Sénégal, son pays natal, pour une enquête autour de la vidéo d’un homme déterré par la foule et jeté hors les murs du cimetière musulman en raison de sa supposée homosexualité. Le narrateur, Ndéné Gueye, est un jeune professeur de littérature à l’université, passionné de poésie, qui fait un cours sur Verlaine sans se préoccuper de cet élément de sa biographie : « Le 10 juillet 1873, à la suite d’une dispute avec Rimbaud, Verlaine dégaine un pistolet et touche son jeune amant au poignet. » Son « amant » ? Voilà une information qui qui jette le trouble dans la salle de cours. Une circulaire du ministère – « sur demande de plusieurs organisations religieuses qui avaient dénoncé une lente perversion des mœurs du pays » – conseille aux professeurs de lettres d’éviter l’étude d’écrivains dont l’homosexualité est avérée ou même soupçonnée. Ndéné trouve cette initiative stupide et n’hésite pas à le dire devant ses étudiants. Ce ne sera pas sans conséquences par la suite… Mais quand s’ouvre le roman, le jeune professeur est au lit avec Rama, sa maîtresse, et c’est elle qui lui montre sur son téléphone portable une vidéo virale qui circule dans le pays et où l’on voit un cadavre déterré et jeté hors d’un cimetière par une foule hostile. Quand elle lui demande ce qu’il en pense, il est plutôt évasif. « Je ne sais pas trop… Ça me choque, mais je ne sais pas ce que je dois en penser pour l’instant. Je suppose que c’était un góor-jigéen… » Ce terme qui signifie en wolof « homme-femme » est employé pour évoquer les homosexuels. Par l’intermédiaire de la belle Angela, Ndéné rencontre un personnage atypique des nuits festives de Dakar, Samba Awa Niang, travesti très demandé pour animer les fêtes traditionnelles. La conversation a lieu dans un bistrot et les propos de l’artiste, ce jour-là sans maquillage, surprennent le jeune prof. « Je ne suis pas homosexuel. Je n'ai jamais eu de relation sexuelle, de toute ma vie, avec un homme. J'ai été marié à une femme, je suis maintenant divorcé, j'ai deux enfants. […] Le mot góor-jigéen est problématique. Ça veut dire homme-femme, comme tu sais. Mais c'est quoi, un homme-femme ? Rien et tout à la fois. On met dans le mot góor-jigéen toute identité sexuelle qui n'est pas hétérosexuelle. Alors on m'appelle góor-jigéen, comme on nomme ici les homosexuels, les transsexuels, les bisexuels, les hermaphrodites et même les hommes simplement un peu efféminés ou les personnes à l'allure androgyne. Je suis un góor-jigéen par abus et imprécision du langage à la fois. Ici, lorsqu'on n'est pas hétérosexuel, on est góor-jigéen. Il n'y a pas de place pour le reste, pour tous les autres types de sexualité que beaucoup d'hommes et de femmes vivent pourtant. J'en connais beaucoup. Toujours grâce à Angela, Ndéné va chercher à rencontrer la mère du jeune homme déterré et filmé pour cette vidéo qui a circulé partout. Il veut savoir qui était cet homme et pourquoi la foule s’est ainsi acharnée sur lui… Mais toutes ces recherches ne passent pas inaperçues et des rumeurs commencent à circuler à son sujet. Le père de Ndéné est un des piliers de la mosquée, il a même l’honneur de remplacer le vieil imam qui est malade pour mener la prière du vendredi. Alors bien sûr, ces rumeurs sur son fils sont incompréhensibles. D’autant plus que Ndéné continue ses cours sur Verlaine (auxquels des élèves refusent maintenant de participer) et qualifie de stupides les circulaires officielles qui interdisent l’enseignement des auteurs homosexuels… Le choix de ce narrateur curieux et obstiné est une des réussites du roman. L’auteur nous fait partager, au fil des pages, les motivations de cette quête de vérité sur un sujet qui a priori ne passionnait pas particulièrement le jeune enseignant au début du livre. Contrairement à Rama et Angela, Ndéné est ni homosexuel ni militant. Mais la colère de sa maîtresse l’amène à s’interroger sur sa propre attitude : comment peut-il rester indifférent à la profanation d’une tombe, à l’exhumation d’un corps par une foule haineuse ? Pourquoi la suspicion d’homosexualité déclenche-t-elle de telles violences ? Comment peut-on encore penser, après tous les travaux des scientifiques et des historiens, que l’homosexualité n’existait pas avant la colonisation, que c’est une maladie apportée par les Blancs, que les góor-jigéens ne font que chercher à ressembler aux étrangers des sociétés décadentes ? Ndéné s’interroge, cherche à comprendre les autres et se comprendre lui-même mais son intérêt pour un sujet aussi tabou est à la fois suspect et intolérable… Ce roman est coédité avec une maison d’édition de Dakar, le courage de l’auteur et de l’éditeur est à la hauteur de celui du narrateur. Un roman passionnant et salutaire qui rappelle que la littérature est légitime pour poser des questions même, et sans doute surtout, celles qui dérangent. Au lecteur ensuite de poursuivre sa réflexion personnelle. Serge Cabrol (12/03/19) |
Sommaire Lectures Philippe Rey 192 pages - 16 €
Découvrir ses deux premiers romans sur le site des éditions Présence Africaine Terre ceinte Silence du chœur |
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