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Jonathan RABAN

Passage en Alaska



« J’avais à ma disposition un bateau, la plus grande partie du printemps et de l'été, une cargaison de livres, et j'étais plein de ce genre de rêve d’enrichissement personnel qui porte tous ceux qui prennent la mer cap au nord en partant de Seattle. Foin de hareng et de saumon, c'était des reflets et des réflexions que j'entendais pêcher, bien décidé à revenir chargé d'une cargaison étincelante. […] Je n'étais absolument pas préparé aux prises que j'allais finalement remonter dans mes filets. »

En nous livrant son carnet de bord de plus de 500 pages, Jonathan Raban nous entraîne avec lui sur son ketch de plaisance « garni de teck et d'acajou vernis », « une petite maison flottante, confortable mais un peu miteuse, […] un navire de travail, mon véhicule narratif vers l'Alaska, un western fantasmé, un pays de cocagne », de Seattle à Juneau, à la voile, par le « Passage intérieur » à la suite du capitaine Vancouver – qui, comme on va l’apprendre, n'a pas vraiment découvert l'endroit – en longeant la passe de l'île du même nom et, en navigateur expérimenté, évitant mille embûches sur les mille six cents kilomètres de détroits difficiles aux eaux très mouvementées, jonchées d’îlots, de bateaux de pêche, de grumes flottantes, de monstrueux bateaux touristiques à étages, d’orques, de marsouins et de baleines bondissants.
« Je venais de mettre deux œufs à bouillir dans la cambuse quand une orque a jailli hors de l'eau à bâbord – dix tonnes de taches noires et blanches, une peau rugueuse semblable à du PVC industriel – pour y retomber comme une masse, en déclenchant une vague qui m'a à moitié fait chavirer. »
« Une nouvelle sonorité s'est jointe à l'orchestre : le tchouff ! explosif d'un marsouin de Dall chevauchant les vagues le long de la coque. »

Jonathan Raban promet à Julia, sa fille de trois ans et demi, qu’au bout de vingt et un jours, elle le rejoindra en avion, avec sa maman, à Juneau et que tous les trois sur le bateau, ils contempleront des ours, des baleines, des icebergs...
Mais avant d'atteindre la fin du voyage, Raban va devoir regagner l'Angleterre pour de longs mois auprès de son père mourant. Le périple pour l'Alaska s'arrête un temps ; un autre, tout aussi tourmenté, commence.
Comme dans l'art des Indiens, l'épisode de la mort du père jette une ombre en miroir sur toute la deuxième partie du voyage et sur la fin qui n'est pas du tout celle escomptée par l'auteur.

Navigateur hors-pair qui sait encore faire le point avec son sextant et pourrait se passer de GPS, le narrateur évoque Ulysse et tous les marins primitifs qui « se repéraient sur la mer en lisant la surface, les formes et les couleurs de l'eau. […] Comme le souligne Lewis*, les testicules sont l'instrument le mieux adapté pour percevoir les moindres variations du rythme de la houle, un escarpement subit, le croisement de deux trains de vagues opposés. Faites l'expérience : posez vos couilles sur l’étambot et ressentez la montée de la proue, suivie de sa plongée précipitée jusqu'au fond du creux... » On comprend que la navigation a été longtemps une histoire d'hommes !
Jonathan Raban navigue sur les traces de Vancouver. Il relit donc ses mémoires et celles de quelques-uns de ses infortunés compagnons de voyage qui ont détesté ce capitaine violent, cruel et buté, qui nommait le monde qu’il découvrait à l’aide du « Who's Who de la marine du roi des années 1790 », se moquant des us des autochtones, comme de la souffrance de ses marins qui tâtaient souvent du « chat à neuf queues ». « En dix jours, Vancouver avait fait entrer un vaste espace de nature sauvage, sombre et brumeuse, dans le giron ordonné de la civilisation britannique. »
Le narrateur qui reprend son périple sous les auspices des poètes qui ont souvent comparé la vie à un voyage en mer houleux comme dans le poème de Cowper, Le naufragé, où il compare le destin tragique du marin à son propre sort :
« Mais moi sous une mer bien plus rude que lui,
Et englouti dans des abîmes autrement profonds ! »
nous invite aussi à réfléchir sur la vie des Indiens qui vivaient constamment sur l'eau et de l'incompréhension des explorateurs encore plus grande, eux qui ne regardaient que vers les terres à défricher, à exploiter.
« Les Blancs allaient partout équipés d'une tronçonneuse mentale, dégarnissant d'un coup d'œil une colline de sa forêt (comme fait Vancouver à d'innombrables reprises dans son Voyage de découvertes) pour y projeter l'image de haies, de champs, de maisons et d’églises.
Il suffit d'inverser "mer" et "terre" dans ce paragraphe pour avoir une représentation très proche du monde tel qu'il émerge des histoires indiennes, dans lequel la forêt est le royaume du danger, des ténèbres, de l'exil, de la solitude et de l'anéantissement, tandis que la mer et ses plages représentent la sécurité, la lumière, la maison, la société et la perpétuation de la vie. »
Le narrateur nous explique que l'art des Indiens rend totalement compte de leur vie sur l'eau. « Leur goût pour la symétrie, pour les images associées à leur double, découlait d'une fréquentation au quotidien de reflets en miroir : le canoë et son jumeau inversé. […] La forme ovoïde – l'unité de base des compositions de toutes les tribus le long du Passage Intérieur –  était exactement celle de la minuscule vague capillaire que soulève une risée, à l'instant où elle prend la lumière et offre un cadre au soleil. […] Leur habitude de représenter les créatures sous une forme démembrée, avec leurs différents fragments dispersés […] ne fait qu'imiter la façon dont la moindre ride à la surface de l'eau fracasse un reflet en une représentation abstraite composée d'une myriade d'images fragmentaires. »

Un livre érudit, donc, sur la navigation, les Indiens, les explorateurs, sur la notion du "sublime" qui naît des paysages extraordinaires découverts et de la terreur que la nature et particulièrement l'océan, sous l'orage de préférence, va inspirer, des poètes jusqu'aux architectes de jardin dans la campagne anglaise, pour éclater avec encore plus de force chez les romantiques. Le capitaine Joseph Ingraham y est sensible quand il navigue à travers les îles de la Reine-Charlotte : « Il y avait quelque chose d'atrocement sublime à entrer dans ce port sombre et morne à cette heure de la nuit. Les hautes montagnes environnantes jetaient une obscurité supplémentaire sur les profondeurs insondables dont le silence était troublé par instants par le son creux de la houle sur la grève rocheuse, ou les cabrioles de baleines immenses. »
Une érudition dont toutes les évocations servent à rendre compte des sensations et des sentiments de l'auteur et nous renvoient, narrateur et lecteurs, à la fragilité de nos certitudes, de notre bonheur, de nos vies.

Sylvie Lansade 
(04/11/19)    

* « Lewis : Médecin natif de Nouvelle-Zélande qui a navigué dans les années 1960 avec quelques-uns des derniers navigateurs polynésiens à bord de leurs pirogues à balancier. »



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Lectures








Hoëbeke

Étonnants voyageurs
(Mai 2019)
560 pages - 24 €


Traduit de l'anglais par
Frédéric Le Berre









Jonathan Raban,
né en Angleterre en 1942, vit maintenant ŕ Seattle.
Il a publié de nombreux livres dont plusieurs
récits de voyages.

Bio-bibliographie sur
Wikipédia










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