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Robert MENASSE

La capitale


Ça commence par un cochon en liberté venu de nulle part qui dans les rues de Bruxelles perturbe la circulation place de la Bourse, bouscule les passants sur son passage, sème la panique et monopolise les réseaux sociaux et les journaux à scandale alors que le président des Producteurs de porc européens venu sur place peste sur les incompétents de l’UE incapables de faire face à la demande chinoise. Simultanément un homme est tué à proximité dans l’hôtel Atlas par Mateusz Oswiecki, un étrange agent secret d’origine polonaise mystique à ses heures dont on ne connaîtra jamais précisément l’employeur ni la raison de cette liquidation commanditée, ni si finalement il y a eu ou non erreur sur la cible. Le vieux commissaire belge Émile Brunfaut, obèse et alcoolique mais  sympathique, honnête et obstiné, est chargé de l’affaire puis en est dessaisi mais, avec l’aide de quelques complicités, s’obstine dans la clandestinité à comprendre les strates cachées de cette affaire trop vite classée... 
Tout près, dans un quartier européen à l’urbanisation hasardeuse et mouvante, la Commission européenne se réunit.  Les fonctionnaires européens idéalistes, carriéristes, stratèges ou phagocytés par les lobbyistes et  des stagiaires aussi tremblants que zélés, opèrent loin des projecteurs pour une Europe gangrenée par les conflits intérieurs qui n’est plus pour les populations un objet de désir. Parmi eux, la Grecque chypriote Fenia Xenopoulou humiliée par sa mutation du secteur économique à la Direction générale de la culture, « département sans importance, sans budget, sans poids au sein de la Commission, sans influence et sans pouvoir », s’active avec son collaborateur, un Autrichien dépressif nommé Martin Susman, pour participer au grand événement lancé par le service communication pour l’anniversaire de la création de l’institution en vue de restaurer son prestige dans l’esprit de l’opinion. Qu’a gardé l’Union Européenne, cette bulle au sein de la capitale où les protagonistes venus de toute l’Europe ne parlent qu’anglais ignorant le bilinguisme franco-flamand local, des idées fondatrices qui lui ont donné naissance ? La nouvelle génération, issue des seules filières économiques sait-elle seulement que l’aventure communautaire à laquelle elle contribue s'est construite sur les décombres de la guerre et de la Shoah à partir de l’idée du « plus jamais ça » ?  De plus en plus fréquemment les membres du conseil de l’UE défendent des intérêts strictement nationaux en bloquant des mesures qui sembleraient trop communautaires. Ainsi « Les Britanniques, comme le président l'avait lui-même dit un jour, n'acceptent ici qu'une seule règle impérative : ils sont, par principe, une exception. » Martin, invité à Auschwitz pour une commémoration où il s’est vu remettre un badge « Guest of Honour in Auschwitz » au dos duquel on pouvait lire : « Ne perdez pas cette carte. En cas de perte, vous n’aurez aucun titre justifiant votre séjour dans le camp », a l’idée géniale, en réponse à l’appel à projet du Big Jubilee lancé par le service communication,  d’élaborer un dispositif choc autour d’Auschwitz, lieu de drame pour l’Europe entière, en s’appuyant sur les derniers survivants pour réincarner l’idée fondatrice initiale, conjuguant mémoire et paix, origine et devenir de l’Union. "Xeno" est séduite par le dossier et obtient, après un temps de réflexion mais dans l’indifférence générale, le feu vert de la directrice de la communication. « Pour tout membre de la Commission désireux de faire avancer un projet, constater que personne ne s'y intéressait était un grand soulagement. » C’està l’étape ultime de sa validation en haut lieu, quand le comte Strozzi, directeur de cabinet du président, homme élégant d’une politesse exquise qui dissimule derrière ses sourires et ses formules raffinées et courtoises un cynisme, une perversité et une dangerosité connues de tous, semblant soutenir le projet, en demande la diffusion à l’ensemble des commissions, que la machine va se gripper. Les nationalismes s’exacerbent, des intrigues de couloir se nouent, des réticences s’expriment hors micro, bref, la pilule a visiblement du mal à passer et le projet pourrait fort se prendre du plomb dans l’aile.
Pendant ce temps, Aloïs Erhart,  fils de sympathisants nazis et universitaire émérite venu d’Autriche pour participer à Bruxelles aux travaux d'un "Think Tank" sur le sujet, propose de faire d’Auschwitz la capitale de la nouvelle Europe et Martin à la recherche des derniers rescapés du camp encore vivants suit la trace de David de Vriend, un juif ayant perdu à Auschwitz tous les siens, évadé puis repris pour acte de résistance. C’est maintenant un vieux monsieur qui aime se promener  dans le cimetière proche de la maison de retraite bruxelloise accueillant les malades atteints d’Alzheimer qu’il a intégrée depuis peu. « Tant qu’il existait des cimetières, il y avait la promesse d’une civilisation. Ses parents, son frère… avaient leur tombe dans les nuages. ». Il y croise parfois dans les allées, sans le savoir, Émile Brunfaut, le vieux commissaire...

                   L’auteur, curieux du fonctionnement de l’Union Européenne et admirateur de Jean Monnet et Walter Hallstein fondateurs de l’Europe, a vécu épisodiquement à Bruxelles plus de cinq ans avant de publier plusieurs essais sur le sujet en 2015 et 2016. C’est de ses chroniques bien documentées qu’il tirera le matériau utile pour construire ce roman haletant et débordant d’imagination sur l’identité européenne.

Roman policier doublé d’un volet d’espionnage, satire acerbe et moqueuse de la presse à scandale à travers les divagations surréalistes du cochon tout au long du livre, tableau coloré de la capitale européenne avec son métro, ses bistrots, ses restaurants, son cosmopolitisme et ses travaux permanents, portrait à charge du fonctionnement des institutions européennes, de l’ambition personnelle et des petits arrangements des jeunes loups ou louves (quota oblige) qui hantent les  bureaux du Conseil, ce livre foisonnant et inventif, drôle autant qu’instructif ou émouvant est tout cela à la fois. Chaque personnage, du tueur polonais en cavale à l’horripilante taulière de la maison de retraite, de la directrice chypriote de la commission culture aux origines modestes au brillant comte italien du cabinet du président,  des  hommes vieillissants que sont Martin, David ou Aloïs touchants par leur fatigue, leur lassitude et leur incapacité à déposer les armes face aux jeunes stagiaires aussi conquérants que crédules, tous sont ici assez bien décrits pour que le lecteur s’attache à leurs pas avec émotion.

La manière dont l’écrivain questionne les notions d’identité, de nationalisme, de mémoire, de paix, de racines, des liens, du vivre ensemble, de l’idéal, de la mort et de la lutte, dans cette fresque composite mais finalement cohérente qui entremêle l’institution européenne (et au-delà de l’Europe et des pays qui la composent) et les horreurs de la Shoah qui ont provoqué sa création est, loin de tout pamphlet ou toute volonté dogmatique, ici sensible et en profondeur. La cocasserie de certains épisodes (ceux du cochon ou de l’invitation à Auschwitz en sont de bons exemples) n’y est jamais réductrice, simplement ludique ou choquante car en amenant la tragédie et la comédie à se télescoper, en habillant la violence de ses critiques (envers la presse à scandale ou les visites touristiques des camps) d’atours provocateurs l’auteur ne fait que rendre audibles, de manière dédramatisée et décalée mais non irrespectueuse, les questions graves voire essentielles qui lui tiennent à cœur. 

Si la tension et l’humour retiennent l’intérêt du lecteur jusqu’aux dernières lignes, c’est l’acte de foi de l’auteur dans la légitimité politique de l'Europe, l’espoir qu’il fonde en elle et l’amour qu’il lui porte qui  donne à cet ouvrage sa force et son sens. Ce livre, à contre-courant  des discours eurosceptiques ambiants ou des déçus de l’Europe des marchés, au-delà de l’alarme qu’il lance quant à l’oubli de l’Histoire, la suprématie de l’économie sur l’idéal humaniste et l’avenir fragilisé de l’Europe, exprime un enthousiasme non béat mais communicatif quant à l’utopie d’une « république européenne » à construire.  « Si l’on veut parler de l’UE, il faut rappeler cette promesse, plus jamais ça. On ne peut pas dire qu’Auschwitz est un problème allemand, c’est un problème européen. C’est la conséquence la plus radicale du nationalisme et du racisme. Et on n’est pas forcé d’en arriver à Auschwitz pour observer de quelle agressivité fait preuve aujourd’hui le nationalisme en Europe. » (Interview de Robert Menasse). Peut-on encore rêver d’une Europe Humaniste à la place de l’Europe économique ?

Ce livre intelligent, plein de fantaisie, caustique et absolument passionnanta reçu le prix du Livre allemand à Francfort en 2017.

Dominique Baillon-Lalande 
(25/04/19)    



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Robert MENASSE, La capitale
Verdier

(Janvier 2019)
448 pages - 24 €


Traduit de l’allemand
(Autriche) par
Olivier Mannoni












Robert Menasse,
né à Vienne (Autriche) en 1954, écrivain, traducteur et essayiste, a publié des dizaines de livres et reçu de nombreux prix.

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