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Dans le nord de l’Oise, une région durement touchée par les délocalisations d'entreprises, le chômage et la misère, demeure la famille Boîtier. Aline Boîtier et son mari Christophe ont dépassé la quarantaine. Leur fille Léa qui se prépare à passer le bac « économique et social » s’initie chaque jour aux notions de « paradoxe d’Anderson », d’« obsolescence des compétences », de « déclassement social », de « destruction créatrice » et apprend que de la marge d'erreur entre nouveaux emplois créés et emplois détruits se nomme « casse marginale ». Quand Aline l’aide à réviser, ces formules abstraites qui mettent en mots la réalité implacable qui les guette tous lui font froid dans le dos. Pour la suite, la jeune fille rêve de voyager au-delà des mers pour aider les populations locales à sortir de la misère. Mathis, 6 ans, fragile et sujet aux convulsions, est à l’âge où on s’invente tout un monde en jouant à Tarzan dans les arbres. C’est alors que la crise s’en mêle. Quand les rumeurs de fermeture circulent, Aline qui fabrique chez Wooly des chaussettes depuis son plus jeune âge ne s’en inquiète pas : leur usine fonctionne bien, de nouvelles machines perfectionnées viennent d’être livrées il y a peu et d’autres fabriques environnantes plus fragiles devraient y passer avant eux. Mais un matin l’ouvrière découvre à son arrivée que les machines performantes qu’elle supervise ont toutes été déménagées pendant la nuit, envoyées « en Afrique ou peut-être en Asie, là où s'envolent les machines des usines de la région, laissant les hangars vides de bruit et les ouvriers les mains pleines de gestes qui ne servent plus à rien ». C’est par texto que le lendemain elle apprendra son licenciement.Le ciel lui tombe sur la tête, la panique et la déprime frappent à la porte. « Il n’y a pas mieux aujourd’hui pour enseigner la géographie aux enfants que de leur apprendre où sont passées les usines de leurs parents », se dit alors l’ouvrière en colère avec la part d’humour qu’elle parvient encore à garder. Les Boîtier, plus amoureux et soudés que jamais face à ces coups du sort qui pourraient bien les jeter au sol, décident en commun de ne rien dire à leurs enfants pour éviter de les perturber et permettre à Léa de vivre l'année de son bac, un examen qui est pour eux synonyme de promesse d'une autre vie et d'ascenseur social, avec sérénité. Il leur faudra dès lors faire preuve d’une débordante imagination, de beaucoup d’audace et de trésors d’inventivité pour sauver les apparences et donner le change. La famille est sympathique. Aline, mère de famille et ouvrière affectueuse et courageuse, son mari qui dégage une énergie et un amour pour les siens communicatifs, leur fille Léa déjà à l’âge où on découvre l’amour et rêve de changer le monde et le petit encore dans l’innocence, sont des gens simples qui rêvent de bonheur et se serrent les uns aux autres pour se protéger quand la tempête se lève. Ils nous émeuvent. Mais face au drame de la désindustrialisation et de la violence du capitalisme qui précipitent des familles entières au fond du gouffre, le lecteur sent vite la peur de ne plus y arriver tapie derrière la colère et la désespérance. Et si en souvenir des convictions communistes de Léon l’inflexible Aline ne s'en laisse pas conter, si Christophe s’engage et se bat auprès des syndicats, si d’autres autour d’eux tentent de résister, tous se devinent déjà condamnés. « Les banquiers, les sociétés de recouvrement, les impôts, EDF » ne les lâcheront pas. Mettre en parallèle les grandes théories de l'économie révisées par Léa pour son bac (dont le paradoxe d'Anderson qui donne son titre à l’ouvrage) et la réalité du terrain est une excellente manière de d’opposer l’humain (parcours et réalité de la famille Boîtier) à la réalité de la casse industrielle et sociale que l’auteur ne se prive pas de condamner ouvertement. C'est clair, net, sans bavures et implacable. L’ouvrière devra se contenter, sans y croire vraiment, d'accrocher aux branches de l'arbre de Saint Gilles, artifice de la superstition locale, chaussettes, papiers et reliques personnelles pour chasser le mauvais sort et repousser la visite de l'huissier, maître Gaston, qui finira par frapper à leur porte. Et face à la magie de cet arbre à vœux, le burlesque s’invite avec le gang encagoulé « Bonux and Tide » qui braquent de nuit la supérette locale pour garnir leur frigo et distribuer le reste de leur butin aux proches et collègues aussi acculés qu’eux. L’anniversaire à l’américaine chez Picwic du petit Mathis où tous déguisés et masqués profitent d’une fête promotionnelle où le rêve à la Disney est offert pour rien est aussi un grand moment de non-sens et de comédie. Pascal Manoukian en mettant à nu les rouages du capitalisme qui broie et exclut les petits, en décortiquant consciencieusement en bon journaliste qu’il est le phénomène de la mondialisation et des délocalisations d'usines à travers des personnages dignes et touchants, dépeint parfaitement le fossé qui se creuse entre l’univers du fric, des puissants et du mépris et celui de l'humiliation, l'impuissance et le désespoir des laissés pour compte de cette société impitoyable. Mais le professionnel de l’actualité se double aussi d’un humaniste qui porte un regard plein d’empathie sur ces victimes de la crise économique et de la casse sociale et d’un militant qui clame ici sa révolte face à l’injustice et l’exploitation cynique des plus faibles. Pour éclaircir un peu le tableau, le personnage de Léa, symbole de la jeune génération, dans sa volonté de comprendre les processus à l’œuvre non pour se faire une place au soleil mais pour construire un monde meilleur, apporte une note d’optimisme. « En fait, la génération Z porte bien son nom. Elle marque la fin d'un cycle. La prochaine recommencera à 0, ou plutôt à A, avec devant elle un immense horizon, vierge, incertain, porteur de tous les espoirs et de tous les dangers », en conclut l’auteur. Ce roman réaliste au plus proche de la réalité contemporaine qui se déroule sous nos yeux mois par mois ne dédaigne pas au-delà de l’engagement politique de s’aventurer dans la poésie, les sentiments ou le burlesque. L’écriture en est simple, fluide, juste, bienveillante voire empathique et indignée. L’humour et la fantaisie évitent la dérive vers le pathos sans jamais gommer la détresse des protagonistes. Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Seuil (Août 2018) 304 pages - 19 € Points (Octobre 2019) 264 pages - 7,10 €
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