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Aurore LACHAUX


Compléments du non



 Le père, diplômé des Arts et Métiers, a longtemps travaillé comme ingénieur sur la chaîne de montage d'avions militaires de Marcel Dassault, avec la fierté, partagée  pareillement par les ouvriers et ceux qui les encadraient, d’être à la pointe de l’aéronautique. Mon père «croyait encore en 88 que si on faisait bien son travail, qu’on aimait le faire, qu’on n’était pas un connard avec les gens avec lesquels on travaillait – pas des « collaborateurs », mon père les appelait les « compagnons » –, alors si on était tout cela – ce qualificatif dont tout DRH se foutrait bien aujourd’hui : honnête, c’est ça, mon père croyait qu’il suffisait de faire les choses honnêtement pour que les choses continuent. »
Mais, fin 80, une réorganisation générale de l’entreprise par le fils Dassault assisté de « a première fournée de diplômés d'écoles de commerce rompus aux technique du management », le recase à un emploi dans les bureaux. Cette victoire de la gestion sur la production avec « l'éviction progressive de rapports à peu près sains dans le travail » démolit cet homme attaché à cette usine qui avait au fil des ans pris une place majeure dans sa vie. « Le compagnon entrait dans la masse salariale qu’on gère, qu’on évalue chaque année dans le confort feutré d’un bureau gris pareil à tous les gris d’une veste de manager, le compagnon devenait un mot bizarre, un mot suspect. » Son univers s’écroule et l’ingénieur ne parvient pas à accepter le déclassement des savoir-faire techniques de cette aristocratie de la classe ouvrière au profit de bureaucrates tout-puissants qui, à travers leurs méthodes de management, privilégient le profit immédiat au détriment de la production et de l’entreprise.  Se lever dès lors chaque matin pour retrouver son placard devient pour l’homme, « réduit à un badge » sans responsabilité ni reconnaissance, un cauchemar.
Cela durera jusqu’à un licenciement qui précéda de peu la maladie qui emporta cet homme taiseux, sensible et brisé en à peine plus d’un mois.  

Le roman débute à l’enterrement de ce père qui respectait son travail et ses employeurs et que les autres respectaient avant que l’usine se mette à dévorer ses salariés, cadres et ouvriers. Aurore, sa fille qui a toujours maintenu le contact avec lui de la ville où elle a étudié à l’université avant de s’y installer pour son travail, a assisté impuissante et en direct à cet effondrement paternel. « Parler de nous frontalement était impossible. Là où nous pouvions nous rejoindre c’était sur une conception commune du travail, enfin du vivant un peu, des humains dans les relations qu’ils nouent avec les autres et qui les occupent quand même à peu près dix heures par jour. (…) Alors je l’écoutais raconter comment tout cela  – son monde  – se modifiait, prenait la forme de quelque chose de complètement déconnant : les évaluations annuelles, les objectifs démentiels, les qualités ou les défauts dont il fallait se targuer ou bien se défendre, le jeu même pas amusant qui consiste à dire sans dire, le respect d’une putain de hiérarchie qui n’a même pas la décence de se reconnaître comme telle. »
Dans ce contexte familial, celle qui avait étudié avec sérieux pour échapper au monde de l’entreprise et l’usine pour choisir l’enseignement, avait rêvé dès l’adolescence « que flambent les patrons » indignes.Le père lui, qui  « n’était pas un révolutionnaire », « aurait eu trop peur que l’usine et les avions prennent avec ».

Le jour de l’enterrement, au chagrin du deuil vint s’ajouter un imprévu qui fera déborder la rage d’Aurore : la présence aux obsèques, insupportable pour elle qui en avait tant entendu parler, de cette Directrice des Ressources Humaines qui avait refusé au père sa dernière augmentation automatique « parce qu’il était vieux » (entendre ‘désormais inutile’) et avait œuvré pour son licenciement, venue dans son tailleur chic et avec une mine affectée rendre un dernier hommage au mort au nom de l’entreprise. C’en était trop. Après avoir exprimé de façon froide et cinglante son mépris à la représentante de la direction à la présence inopportune, elle la virera sans préavis de la cérémonie, en un ultime cadeau au père : « J’espérais qu’il avait vu, ressenti peut-être, dans son état de solidification calme, la furie de la position du vengé. »

         Mais Aurore la rebelle ne s’enferme pas dans ce seul rôle de légataire d’une mémoire ouvrière et d’une colère de classe. Elle tisse un pont entre cette réalité et l’actualité du secteur public en se focalisant sur le monde enseignant et l’Éducation nationale qui utilise aujourd’hui ces mêmes méthodes du privé dans sa gestion des professeurs recrutés en CDD, comme elle l’a été elle-même avant l’obtention de son concours. Sans concession, la jeune femme creusera le même sillon jusqu’à dénoncer la dégradation et la férocité du monde du travail auquel la jeune génération est aujourd’hui majoritairement confrontée. Plus généralement encore, c’est avec la société contemporaine dans son ensemble, ancrée dans le respect de l’autorité, de la hiérarchie, du pouvoir et de l’argent, devenant plus inhumaine et folle d’année en année, qu’elle règle ses comptes non sans une certaine violence verbale.
 
C’est comme femme aussi que celle qui affirme bien haut son « abandon de toute prétention au statut de mère » et son goût de la liberté porte le dernier coup, rejetant cette image imposée de la femme qui ne serait qu’une mère en puissance, non seulement dans le regard des hommes mais aussi pour les premières concernées. En toute cohérence, celle qui a choisi le livre pour dire le père et son histoire si banalement tragique («Les liens rompus, ou invisibles, pour toujours, sont à imaginer. » « L’écriture autorisait un ‘tu’ de lettres à défaut d’un ‘tu’ de chair. Il était là, il n’y est plus. Il va falloir l’écrire. ») s’adresse dans Compléments du non à ses consœurs sur le sujet de l’enfantement avec une formule plus littéraire que politique : «Soyez résolues de ne servir plus son préfixe à ‘procréer’ et vous voilà libres. » C’est que pour  Aurore Lachaux – comme elle le dit sur France Culture lors d’une interview – la littérature, par-delà les histoires qu’elle nous livre, est aussi une arme car elle permet d’exprimer « tout un ensemble de situations qu’on voudrait renverser ». 

S’intercalent des scènes tragiques, dignes des nouvelles noires de Jean-Bernard Pouy cité dans le roman, comme celle du « gentil voisin » qui s’est pendu dans son garage la seizième année de la narratrice. « L'existence c'est des voisins qui décorent des sapins quand d'autres, de l'autre côté de la clôture, tout près, se pendent dans des caves où l'on range aussi des guirlandes et des cordes. » En contrepoint, des scènes loufoques comme celles des pages Facebook d’un grand-père facétieux à tête de ragondin ou de l’exercice anti-terroriste imposé aux élèves qui virera à une catastrophe au format sketch, détendent l’atmosphère et déclenchent à coup sûr le rire.

L’écriture de ce premier roman, mélangeant références culturelles (notamment à Cabu et Charlie), journal intime, trivialité, réflexions, oralité, images, ellipses, est parfois chaotique mais toujours dynamique, éminemment contemporaine et littéraire. 
Aurore Lachaux nous propose avec Compléments du non un récit éclaté, plein d’émotion et de tendresse dans son respectueux hommage au père, rageur quand il évoque les bouleversements profonds qui ont touché le monde du travail ces trente dernières années, non convenu dans le choix des armes utilisées pour pourfendre l’ultralibéralisme, la peur et le repli sur la maternité et la famille comme ultimes valeurs refuges d’un monde en décomposition. Et de ces si noirs sujets, grâce à un humour impertinent et toujours présent, l’auteure parvient à nous faire sourire ...
Un texte court intense et inventif, porté par une grande liberté de ton et d’esprit.

Dominique Baillon-Lalande 
(19/10/19)    



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Mercure de France

(Août 2019)
120 pages - 12€










Aurore Lachaux
Compléments du non
est ron premier roman.