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Florent JAGA


Oublie les femmes, Maurice


Des personnages, on ne connaîtra ni leur enfance, ni le plus souvent leur métier. Ce sont les rapports hommes/femmes (à une exception près), accidentels ou de couples, dont le narrateur se trouve par deux fois être une narratrice, que Florent Jaga met sur la sellette dans ce premier recueil. N’y cherchez pas la romance, ici la femme confirmée ne croit plus au prince charmant et l’homme à la femme de sa vie. La lassitude, l’usure de l’habitude, leur font le plus souvent décliner, comme inéluctablement l’éblouissement de la rencontre, le désir, leur amour au passé composé. La vie commune s’est fissurée laissant place au mieux à des relents de tendresse et à la nostalgie, voire à des tentatives inattendues de sauvetage (Pourvu qu’on ait l’ivresse), au pire à la rancœur, la frustration ou la haine (Et la terre peut bien s’écrouler).

Sur fond de soirées alcoolisées comme dérivatifs, d’intimité dans l’habitacle de la voiture et de musiques (System of a down, Ben Harper, Edith Piaf, AC/DC, Motorhead, Sinatra…) le drame, la mort donnée ou reçue parfois surviennent, faisant nettement basculer certaines nouvelles dans la tension propre au polar (Et la terre peut bien s’écrouler, Un foutu film tout public, Cinoche...).
« Nuit noire. Les phares éclairent ma caisse. Les portes claquent. Quatre types descendent, arme à la main. J’ai juste eu le temps de me libérer pour grimper dans l’arbre. J’observe la manœuvre, perché au milieu du feuillage. J’ai la vessie qui tremble. Pourvu qu’ils ne lèvent pas la tête. Oublie les femmes, Maurice, et respire encore ces collants pour tromper ta peur. » (Un foutu film tout public).
My way (quatre pages dignesd’une comédie déjantée à la belge) commence ainsi avec la chanson du même titre chantée par Franck Sinatra pour, quand la tension au sein du couple monte d’un cran à cause de la phobie fort banale des kilos en trop, basculer dans le meurtre d’un diététicien...
À l’occasion, une référence cinématographique ou littéraire vient se glisser comme dans Une prière pour deux clous qui présente une parenté troublante avec« La fiancée du Pirate », le très beau film de Nelly Kaplan où Bernadette Lafont incarnait de façon libertaire et drôle le rôle de Marie, prostituée dans un petit village. La version de Florent Jaga, se faisant, presque cinquante ans plus tard, plus iconoclaste encore. Le corps, la sensualité, l’érotisme, le sexe assumé, fantasmé ou perdu comme les vrais et faux pervers, ont dans douze des quatorze nouvelles de Florent Jaga, une place de choix entre provocation et regret, avec une richesse de palette apte à satisfaire les plus curieux.
 
Quant à l’écriture, elle est exigeante, rythmée, percutante et fort séduisante. Dans ces nouvelles pleines d’humour mais aussi de tendresse et de sensualité, les formules claquent, inventives et venues de nulle part, pour détendre l’atmosphère par le rire et certainement pour le pur plaisir ici palpable de l’écriture, du jeu avec les mots et les images. L’autodérision mais aussi l’humour qui masquent mal la souffrance qu’on ne peut ni ne veut avouer, la fantaisie et les chutes pleines de surprises parfois brutales souvent loufoques, feront le reste.
« Rachel ne savait que faire de l’amour alors qu’elle composait fort bien avec le désir. Et quand Philippe avait évoqué les fondations d’un couple, Rachel avait fui. Elle était zone non constructible, sable mouvant ne supportant pas la présence du moindre pilotis. » (Boulet de canon)
« J’ai vidé le reste de la canette d’un trait et je me suis dirigé vers l’océan. Il était déchaîné. L’écume giclait mieux que la sueur d’un métalleux à un concert d’AC/DC. » (Faire le vide)
« L’époque maigrichonne en string, botox et silicone, ne lui convient pas. Elle marque la disparition de la subtilité, figeant une réalité démesurée, clonée et inexpressive. Non décidément il est né trop tard, perdu au milieu d’une jungle de faux seins pamplemousse. »
« Je suis l’arbre ou le buisson, le détail qui sonne juste dans le paysage mais auquel on ne prête guère attention et que l’on pourrait aisément supprimer dans le jeu des sept erreurs. » (Fleur de Roc)

Si toutes ces nouvelles sont d’égale qualité, le lecteur ne pourra s’empêcher devant la variété qui lui est offerte d’avoir ses propres inclinations. En ce qui me concerne, Bomschell, pour son originalité et la superbe chute en trois mots, To hell, Angel ! pour la cavale grand-guignolesque et son tendre détournement et My Way pour avoir déclenché chez moi une vraie crise de rire, constituent mon tiercé gagnant.

Si Florent Jaga, expert dans l’art du désespoir jubilatoire, semble s’amuser de tout et de préférence du pire, cela n’empêche nullement une vraie sensibilité dans son traitement empathique des personnages des deux sexes. Attention, il n’y a pas ici que les voitures qui dérapent ; derrière la banalité initiale des situations, des accidents de parcours, graves ou cocasses, sont en embuscade.

Un titre qui fait mouche et prend tout son sens à la fin de ce recueil où les femmes s’avèrent souvent plus fortes que ceux qui ici se et les racontent.
Une belle occasion de rire un peu et une vraie réussite.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/12/19)    



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Florent JAGA, Oublie les femmes, Maurice
Quadrature

(Octobre 2019)
120 pages - 16 €


















Florent Jaga
lauréat du prix Télérama
du texte court et présent
dans plusieurs revues
et ouvrages collectifs,
publie ici son premier
recueil de nouvelles.