Un jeune garçon survit dans l’enfer du ghetto de Lodz pendant la Seconde Guerre mondiale. Hubert Haddad a ce grand talent de pouvoir faire exister la tendresse, à la fois innocence et résistance, dans un univers de violence et de folie destructrice.

Le roman s’ouvre à la fin de l’été 1939, dans l’atmosphère encore paisible et routinière de Mirlek, un village polonais où Alter vit les aventures de son âge avec les filles (une en particulier) et les garçons de sa petite bande, plus préoccupés par la pêche aux écrevisses, le glanage des épis ou le chapardage de fruits dans les vergers que par les premières rumeurs de l’arrivée d’un malheur imminent ou le départ de voisins entassant leurs affaires dans un fiacre en murmurant « Partez, partez, vous aussi ! Ne restez pas en Pologne ! »

Alter, avec son jumeau Ariel, et leur mère Shaena sont venus quelques années plus tôt s’installer à Mirlek, chez un forgeron qui les héberge dans une mansarde. C’est une existence très pauvre mais les jumeaux sont ensemble et c’est l’essentiel. Pourquoi partir et où aller ?

Malheureusement l’automne arrive et tout bascule. « Survenue des frontières du Reich et de ses alliés, l'invasion laminait la défense polonaise vite prise de court malgré trente divisions d'active surentraînées. Panzers et stukas – ces formations de blindés rapides soutenues par les escadrilles laboureuses de ville de la Luftwaffe – déferlaient de l'ouest, du nord comme du sud, laissant l'infanterie occuper le terrain à l'arrière. Varsovie encerclée était en flammes. »

Un régiment traverse Mirlek. Ariel, Shaena et le forgeron sont tués. Alter caché dans l’escalier assiste au massacre et reste seul parmi les cadavres.
Il trouve la force de s’enfuir et après de nombreuses aventures et mésaventures, rejoint Lodz où une partie de la ville est transformée en ghetto.
« Les Juifs qui n'ont pas émigré à l'est, en terre polo­naise annexée par les Russes – ou à l'ouest, partout en Europe libre –, ceux qui portent depuis peu un bras­sard blanc marqué de l'étoile de David, ont massive­ment été contraints de quitter leur demeure pour les quartiers pauvres de la vieille ville avec ordre d'aban­donner sur place meubles, œuvres d'art et autres valeurs. »

Hubert Haddad met alors en scène un personnage qui a réellement existé. Chaïm Mordechai Rumkowski, homme d’affaires avide de reconnaissance et de pouvoir, fondateur d’un orphelinat et membre influent des associations caritatives de la ville, a été nommé président du Conseil juif du ghetto par l’administration nazie. Il a proposé à Hans Biebow, délégué  nazi à la gestion des personnes déplacées, de créer des centaines d’usines et d’ateliers dans le ghetto dont la main-d’œuvre est réputée experte dans de nombreux domaines. Biebow n’ignore pas le décret du Reich établissant « le programme de germanisation à moyen terme de la Pologne sous contrôle allemand. […] L'expulsion, le confinement et l'extermination méthodique, tel devait être le préalable à la politique coloniale de peuplement de la Pologne occupée » Mais provisoirement, à court terme, l’armée a besoin de nombreuses fournitures que les ateliers du ghetto peuvent produire. Rumkowski doit aussi en convaincre ses concitoyens : « Tous les Juifs valides de douze à soixante ans seront réquisitionnés. Les services de Hans Biebow, c'est leur rôle, nous livreront des matières premières en quantité pour approvisionner nos chaînes de production. En échange des produits finis en tout genre sortis de nos usines, nous recevrons des denrées alimentaires par camions entiers. Il s'agit d'organiser au mieux la distribution pour la survie et l'épanouissement de chacun. Nous nous en sortirons par l'industrie et la discipline. J'y veillerai personnellement... » La survie contre le travail. Seulement dix mille habitants survivront sur une population de deux cent mille personnes. Rumkowski est mort en août 1944 à Auschwitz.

Un autre personnage du roman ayant réellement vécu à Lodz est le photographe juif Henrik Ross, employé par l’administration nazie. « Outre son statut de photographe d'état civil confiné à l'illustration des cartes d'identité tamponnées d'un Jude, il venait d'être affecté au service de propagande, son rôle consistant à prendre des clichés fallacieux de la vie quotidienne ou de l'efficience bien réelle de la main-d’œuvre juive dans les nombreuses manufactures et usines aménagées ou remises en fonction par le doyen. » Mais parallèlement à son travail officiel, Ross prend clandestinement des milliers de photos qui témoignent du quotidien des habitants du ghetto. En se cachant, il a réussi à échapper à la déportation après avoir enterré toutes ses photos. Après la guerre, il est retourné les déterrer. Ses clichés ont été publiés et utilisés dans les procès de criminels de guerre. Ross est mort en Israël en 1991.

En alternance avec les tractations de Rumkowski et les errances photographiques de Ross, nous suivons le petit Alter, rescapé de Mirlek et devenu Jan-Matheusza, qui nous fait parcourir le ghetto de jour comme de nuit, du cimetière où il se réfugie en cas de danger au petit théâtre où il participe aux spectacles d’un vieux marionnettiste, Maître Arzoï.

Hubert Haddad réussi là un très grand roman plein de bruit et de fureur mais aussi de tendresse et de poésie, alternant l’horreur de l’extermination progressive des habitants du ghetto avec les aventures artistiques du petit Alter qui refuse de porter l’étoile jaune et se faufile dans les ruelles avec plus d’aisance que les patrouilles de police, qui apprend aussi à manipuler les marionnettes et joue sur scène avec le souvenir d’Ariel, son jumeau auquel il s’identifie,  tué par les soldats. Un superbe livre qui ajoute une nouvelle œuvre à un parcours littéraire déjà très riche.
 

Serge Cabrol 
(07/10/19)