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Salvador DALÍ


Visages cachés


Quelles que fussent les circonstances, qu’un pays connût la guerre, la peste, les victoires impérialistes ou les défaites déshonorantes, il y avait toujours, à l’abri de l’histoire, dans le crépuscule d’un décor sophistiqué et quelque peu clinquant, un couple de danseurs de tango livides, joue contre joue, leurs corps unis sans amour, excités sans passion par des poses conventionnelles au rythme enivrant de la nostalgie, exprimant en raccourci, par une simple contraction dédaigneuse de leurs arcades sourcilières, tout le désespoir des foules de leur temps.

Un roman de Salvador Dalí ! Le seul, publié en 44, et d’abord à New-York et en anglais ! On se dit, ça doit être abracadabrantesque et ça l’est ! Un ovni, un poignard baroque, un bijou rococo sombre et tourmenté. En le lisant, on entend la voix de Dalí, son accent, son vocabulaire hyperbolique ! Imaginez le roman d’un Sade désincarné à la préciosité d’un Huysmans ! On se laisse cependant séduire par le charme vénéneux des protagonistes et surtout par la langue amphigourique du maître !

L’action se situe pendant l’occupation, les personnages vivant comme au XIXème siècle ; elle se déroule dans le Vaucluse, dans un château qui rappelle celui de Sade, où vit le duc de Gransailles, le héros de cette histoire alambiquée, à la personnalité double. Malgré son nom, Hervé de Grandsailles est plus préoccupé de chasteté que de saillies ! Esthète royaliste vivant dans le luxe, désargenté, apparemment collabo, il travaille en réalité pour la  Résistance dont il anime un réseau.

L’action se déroule aussi à Paris, chez des mondains  que l’Occupation gêne comme une vulgarité. J’aime la façon dont Dalí décrit un des rares « nazis » qu’il fait  apparaître dans son roman, même s’il ose y faire figurer Hitler en personne qu’il décrit, entouré d’œuvres d’art volées,  se suicidant,  en écoutant du Wagner !

C’était réellement incroyable. Et pourtant, le soldat nazi était là, bien là, patiemment assis, son dos grassouillet comprimé par le ceinturon de cuir, et regardant, de sous la visière de son casque, tomber la pluie sur la route pleine de cette terre boueuse, précieuse comme de l’or, le secret de la fertilité de la plaine, mais qu’il devait considérer avec mépris comme une disgrâce pour toute nation civilisée, puisqu’il la contemplait de ses yeux bleu ciel, entachés d’absence de boue, des yeux stérilisés et châtrés par la sauvage propreté des autoroutes fascistes. C’était réellement étrange, voire hallucinant, que de regarder ce nazi, si incongru en tel lieu, lourdement assis devant son arme comme une grosse nurse tricotant avec ardeur, et reprisant les chaussettes de l’invasion et de l’occupation.

 Parmi les mondains, nous avons  la belle Solange de Cléda, vierge et martyre de l’amour platonique que lui concède le Duc ; une jeune aventurière, Betka, qui a un enfant  d’un bellâtre, un dandy appelé Baba (allusion à Proust ?) et que l’on retrouve aviateur engagé auprès des républicains espagnols pour le panache ! Betka vit avec Veronica, la fille d’une richissime Américaine, folle amoureuse du même aviateur qui va, masqué, parce qu’atrocement défiguré lors d’un raid, ressurgir à la fin du roman, sous le nom de Randolph ! Excepté la belle Solange qui va mourir de consomption pour l’amour de Grandsailles dont elle a racheté le moulin, tous les protagonistes se retrouvent à Casablanca puis en Californie, au bord du désert, avant un dénouement rocambolesque dans le Vaucluse. C’est évidemment inénarrable, le mieux est de montrer un échantillon de la prose du maître :
Un jeune silène entièrement nu, ciselé de main de maître dans un argent patiné, tenait abaissée l’une des branches vieillies du candélabre, semblant, comme à dessein diriger la lumière sur les courbes pulpeuses des seins de Solange de Cléda,  que découvrait son décolleté. Sa peau était à cet endroit si fine et si blanche que Grandsailles, la regardant, plongea délicatement sa petite cuillère dans la surface lisse de son fromage blanc, n’en prenant qu’à peine pour le goûter et le lapant adroitement du bout agile de sa langue. Son goût légèrement salé et aigrelet, évoquant l’animale féminité de la chèvre, lui alla droit au cœur. Avec un léger, mais délicieux malaise, il continua d’entamer la turgescence immaculée de ce plat homérique, et, tout en achevant son fromage, décida que les sinuosités familières de son argenterie s’harmonisaient si bien avec la pâleur mate et dépolie de Solange que l’idée de l’épouser lui traversa l’esprit pour la première fois.

Sylvie Lansade 
(02/08/19)    



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Lectures







Salvador DALI, Visages cachés
Libretto

(Janvier 2019)
480 pages - 11,30 €


Illustrations
et avant-propos
de l’auteur













Salvador Dalí
(1904-1989)
Peintre, sculpteur, graveur, scénariste et écrivain. Visages cachés est
son unique roman.


Bio-bibliographie
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