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Isabel ASCENCIO

Délit de gosse


Jeanne-Élise Vaujours du Val a passé son enfance dans le Périgord, dans une famille traditionaliste, catholique, avec un père « notaire de chef-lieu de canton » qui accumule les terres, domine son clan et, de chasses en réceptions, affirme localement son rang et sa puissance. On laissera le lecteur découvrir seul une très significative histoire d’adolescence sur un court de tennis de la propriété. Mais juste après les fiançailles de Jeanne-Elise avec son ami d’enfance et voisin François-Henri, polytechnicien qui a toute la bénédiction du pater familias, la jeune-fille rompt à cause d’une divergence lors d’une rétrospective d’Almodóvar. « Ça l’a frappé d’évidence que si cette fois la Movida dans son ensemble passait si loin de la tête de FH, c’est que son amoureux était en train de devenir "a stupid fucking White Man" comme disait l’Indien dans Dead Man. Et d’un coup d’un seul elle a senti le fardeau insupportable. » Quand un réalisateur déboule dans son école de cinéma à la recherche d’un ou une stagiaire pour un long métrage en Catalogne, elle le suit, additionnant les kilomètres avec l’ex-fiancé et l’ensemble de sa famille quelque peu fâchée.
C’est à Barcelone quelle rencontrera Marie, la Mauricienne footballeuse qui a rejoint son père à Barcelone et fait un mémoire universitaire sur Baudelaire, Nadar et Jeanne Duval, l’actrice mulâtre amante des deux hommes. « Pire que nègre car mulâtresse [...], femme mule issue de deux espèces, portant le stigmate épidermique des tabous et fantasmes de la société coloniale. Voilà pourquoi dans les commentaires qu’on a faits des poèmes baudelairiens [...] Jeanne Duval est toujours un peu étroite d’esprit, pas franchement apte à la poésie malgré son rôle de muse, naturelle et sournoise, un vrai vampire pour l’amant et un poison pour la littérature. » C’est par pur hasard que Jeanne-Elise Vaujours du Val choisira comme raccourci, comme signature au cinéma, ce même nom. Entre Jeanne et Marie ce fut un coup de foudre réciproque. Marie l’a rejointe à Paris dans un des appartements parisiens de la famille périgourdine qui ignore tout de l’homosexualité de leur fille.
Après trois ans de vie commune harmonieuse, le couple lesbien projette d’avoir un enfant. Ce serait simple à Barcelone où les droits à la PMA sont ouverts à tous  mais Jeanne préférerait un rapport physique traditionnel. Elle attend que le profil et l’occasion adéquats se présentent. L’invitation au mariage de son jeune frère, Ernest,  lui inspire alors un plan rocambolesque pour parvenir à ses fins en aiguisant le désir passé de son ex-fiancé et témoin du marié, le temps de la fête. Marie, empêtrée dans une luxueuse robe pour la première fois de sa vie avec Mano, leur ami scénariste homosexuel, en costume à son bras, seront les complices de ce « braquage de gamètes » original. « Le cinéma, les paillettes, le glamour, ça serait parfait pour les conversations de table, si le repas traînait en longueur. Sans risquer de se prendre les pieds dans rien de personnel, on pourrait s’emballer à propos des acteurs et des festivals et laisser croire [...] qu’on avait fait le déplacement pour contribuer à notre façon au tour joyeux des réjouissances. "C’est surtout Mano qui s’emballera" a précisé Jeanne, sans que je sache si ça rentrait dans mon jeu de discrétion ou dans le rôle de la petite amie dispensée d’avis. » Avec la connaissance du terrain et des invités qui est la sienne Jeanne élabore minutieusement son scénario. Dans le grand manoir et ses merveilleux jardins où déambulent famille, relations mondaines et professionnelles diverses, rien bien sûr, ne se déroulera comme prévu. La scène, parfait moment de bravoure, sera drôle et féroce.  
     
     Ce roman, dont la narratrice est Marie, surfe sur l’actualité et le désir d’enfant des couples homosexuels avec humour, non sans malice mais avec une touche de sensibilité et d’émotion qui rend vite le lecteur complice de cette aventure. Jeanne, malgré ses relents de gosse de riche s’avère une aventurière moderne décidée et touchante. Marie, en décalage parfait par sa couleur de peau et son milieu social avec la noce mais d’une maturité exemplaire par rapport à ce qu’elle est, aux bagarres à mener et à son couple, est fascinante. Mano, loin de toute caricature, s’avère certes un électron libre mais aussi un ami attentionné et généreux qui force la sympathie. « J’avais lutté de toutes mes forces contre la robe à frou-frou et la fleur de frangipanier aux cheveux, alors qu’au même moment dans un hameau d’arrière-province, Mano se serait damné pour briller au soleil dans les bustiers de ses sœurs. [...] Jeanne parvenait à jouer à pile ou face selon les circonstances. [...] Alors on s’est demandé à voix haute d’où ça nous venait. »
L’ombre de Baudelaire et de sa maîtresse plane sur l’ensemble du roman, avec sensualité et provocation mais aussi comme un témoignage des préjugés, du mépris et du racisme auxquels  Jeanne Dorval, mi courtisane, mi actrice, femme de couleur de peu de bien avec lequel le poète eut une liaison de plus de dix-sept ans, fut en butte toute sa vie. L’identification de Marie, de par ses origines, avec celle dont elle a fait avec Baudelaire son sujet de mémoire, donne une épaisseur particulière à la compagne de Jeanne.
Face au trio, la bourgeoisie de province, étriquée et soumise à l’appât du gain et aux apparences, donne lieu à un tableau au vitriol à la Chabrol. Belle idée aussi de les retrouver tous défilant contre le mariage pour tous un peu plus tard, derrière les pancartes aux slogans réactionnaires des catholiques intégristes et de la droite extrême, avec néanmoins le bénéfice du doute pour le jeune Ernest qui semble assez mal à l’aise dans cette communauté qui lui impose sa loi. 
« L’indépassable complémentarité des sexes dans la procréation comme seul fondement légitime à la sexualité et la filiation, c’est ce qui tenait lieu pour le père de Jeanne, pour FH et les autres, de position politique et d’unique organisation sociale. "Pas d’ovules dans les testicules", scandaient-ils. Et pour que personne ne s’y trompe, la formule s’étalait en lettres capitales en tête de cortège. »   

L’écriture et le découpage du roman sont très cinématographiques. L’auteure tient la plume comme une caméra alternant les gros plans sur ses acteurs et les plans panoramiques,  horizontal lors de la noce sur le domaine familial et vertical lors des manifestations de rue contre le mariage pour tous vues du balcon des protagonistes. Il en résulte une vivacité et une variété très attrayante. 
Un livre drôle et sensible sur le thème très actuel de la PMA pour les couples homosexuels qui, entre l’histoire d’amour, la satire chabrolienne des notables de province et de la «Manif pour tous» où ils se retrouvent, l’incursion dans l’histoire littéraire sur les pas des amours sulfureuses du poète maudit et de son amante mulâtre et actrice, trouve une épaisseur inattendue. Intelligemment divertissant.

Dominique Baillon-Lalande 
(01/04/19)    



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Lectures







Isabel Ascencio, Délit de gosse
Le rouergue

(Janvier 2019)
224 pages - 18,80 €












Isabel Ascencio
Isabel Ascencio,
née dans le Var en 1967, enseigne la littérature dans le Jura. Elle est l’auteur de plusieurs romans.


Bio-bibliographie
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