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Marie ROUZIN

Circulus



« Un soir, cachée dans l'obscurité d'un bois, perdue et sans attache, sans recherche, (avais-je même un corps ?) j'ai entendu des voix qui s'éparpillaient au milieu des feuillages.
Elles m'ont sortie du demi-sommeil où ma vie somnolait, ces voix, et m'ont embarquée dans un mouvement qui me dépasse et dont j'ignore la cause.
Ce que je vais te dire, maintenant, ce que j'ai vu alors, lorsque je suis sortie de ma nuit et que j'ai fait un pas à travers les branchages, lorsque les mots que j'avais perçus sont devenus des voix, c'est cela. »
Commence alors le récit de cette narratrice anonyme et silencieuse que nous allons suivre au fil de ce roman étrange et fascinant.

Elle est là, dans les bois, sans qu’on sache pourquoi (on en saura très peu sur elle), et elle rencontre, entre autres, Andronica, une femme enceinte de jumeaux, très proche du terme de sa grossesse, qui a été violée par un homme avec qui elle faisait la route depuis quelque temps. Un soir le désir de l'homme a été plus fort et elle n'a pas pu lui résister.

Andronica conduit la narratrice jusqu’à un campement où elle veut accoucher dans la roulotte des femmes. L’accouchement est violent et douloureux. Elle nomme son  premier enfant Achille. Quand arrive le second, elle s’évanouit et c'est une vieille femme qui le prénomme Auguste. Un peu plus tard, Andronica se réveille et allaite ses petits, furieuse : elle voulait appeler son deuxième fils Ido et pas Auguste.

Andronica met quelques affaires dans une valise à roulettes, attache ses enfants sur son ventre et sort de la roulotte, toujours suivie par la narratrice.
« Moi, à cette époque, j'étais sans but et sans vigueur, j'errais dans cette ville comme dans des limbes. Mon corps était moins qu'une chose et mes pensées sans objet me traînaient çà et là, comme un vieux chien en laisse, entre les murs et les rues. J'aurais pu m'accrocher à n'importe quoi tant j'étais fatiguée, lasse, sans idée. Je l'ai suivie cette femme, oui, avec un attachement soudain et inexplicable, j'aurais voulu être sa colère et sa force, ou être le tissu qui enveloppait les enfants et les serrait sur sa poitrine, j'aurais voulu être la robe colorée qui enveloppait son corps des épaules jusqu'aux pieds, et sentir ce cœur de géante battre, oui, j'aurais voulu être ce coeur pour battre un peu, un peu plus. »

En partant, la narratrice à une vision plus précise de l'endroit où elle se trouve.
« C'était un terrain herbeux, encerclé d'anciennes casernes transformées en théâtres.
Chaque théâtre avait son entrée, son calicot annonçant les spectacles, ses guirlandes lumineuses. Devant l'un deux, des hommes habillés de noir déchargeaient d'un camion des costumes et des décors.
Au milieu des théâtres, sur le terrain qui s'étendait jusqu'à la route, étaient posées des roulottes et des caravanes, sans roues, et par endroit sur l'herbe ou devant les roulottes, des femmes et des enfants, jonglant ou dansant, irréels, étranges. »

Andronica veut retrouver le père des jumeaux et  lui faire admettre, devant témoins, qu'ils sont bien de lui et qu’il accepte que le second soit prénommé Ido et pas Auguste. C’est cette quête qui constitue le cœur du roman.

Les deux femmes vont croiser beaucoup de monde – travailleurs, prostituées, migrants, vendeuses de beignets ou d’épis de maïs... – et le récit se poursuit dans une alternance de  moments tendres et d'épisodes violents.

Elles vont aussi se trouver mêlées à une manifestation contre l'arrestation de deux ouvriers sans-papiers. Lors de cette scène, on pense à Brecht, à ce théâtre qui fait entendre la voix de ceux qui souffrent trop souvent en silence. Les cris des ouvriers résonnent comme un chœur antique pour ponctuer les tirades d’Andronica qui les harangue avec un mégaphone.

Grâce à ces rencontres, après de multiples péripéties, la narratrice retrouvera enfin sa voix et sa place en un lieu où nous comprendrons alors le titre du livre.

C’est un premier roman original, puissant, avec des voix de femmes fortes, une écriture souvent orale, incantatoire, qui pourrait être mis en scène avec bonheur par quelqu’un de la trempe d’Ariane Mnouchkine. Pour le moment, le livre est déjà disponible à la lecture silencieuse, une expérience à ne pas manquer…

Serge Cabrol 
(15/10/18)    



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Serge Safran

(Septembre 2018)
224 pages - 17,90 €











Marie Rouzin,
née en 1978, vit à
Mantes-la-Jolie où elle est professeur de lettres modernes. Circulus est son premier roman.