Retour à l'accueil du site





Earl LOVELACE

Le sel


Earl Lovelace, écrivain des Caraïbes, originaire de Trinité et Tobago, met en scène  dans ce roman un enchevêtrement de parcours individuels  et familiaux qui s’entrecroisent. Ce sont des personnages hauts en couleur dont la vie illustre l’histoire de cette ancienne colonie britannique.

Nous découvrons successivement oncle Bango qui ne possède rien, pas même la terre qu’il travaille mais qui fournit chaque année aux enfants du village les costumes pour défiler le jour du Carnaval. Il ne peut pas acheter sa terre mais il estime que ce serait justice de la  lui restituer car en tant que descendant d’esclave il a droit à cette terre et à des excuses pour garder sa dignité. Le gouvernement colonial avait eu à plusieurs  reprises l’occasion de procéder à des restitutions « mais à chaque fois il avait reculé, par peur, par arrogance et le parti National n’avait pas fait mieux. »

Puis  apparaît Dixon, qui achète des briques pour construire sa future maison mais n’a pas l’argent nécessaire pour acheter le terrain et sa fierté lui interdit de demander « ce qui pourrait ressembler à une faveur » à son propriétaire planteur, le descendant des anciens maîtres.

Le grand père de Bango, Jojo,  a connu l’annonce de l’émancipation dans les années 1834-38. Cette annonce a suscité un immense espoir. Quelle déception quand le pouvoir colonial recule encore  l’échéance de six ans ! Les anciens esclaves ont été libérés sans concessions de terre ni indemnisations financières « …un programme délibérément conçu, dès l’origine, pour empêcher le peuple de se sortir de l’esclavage ». Décidément,  l’histoire se répète de génération en génération.

Vient ensuite l’histoire d’Alford, le fils de Dixon, d’abord instituteur puis propulsé dans la politique malgré lui suite à une grève de la faim qu’il fit pour attirer l’attention sur l’injustice de la sélection scolaire. Il va rencontrer Bango qui lui expose sa vision des choses : « Comment allez-vous libérer un peuple que vous avez déraciné de sa terre natale et que vous avez obligé à vous céder sa force de travail pendant trois cents ans ? Telles étaient les questions auxquelles les Blancs de l’île devaient répondre. »

Viendront ensuite d’autres figures comme Moon, Indien très doué pour le commerce qui se présente aux élections et fait une campagne électorale pour le moins atypique puisqu’il offre des marchandises à crédit à tous ses clients en échange d’une brochure avec sa photo. Puis son petit-fils Sonan qui profite de sa ressemblance avec son grand-père pour recycler ses vieilles brochures.

Tous ces personnages, si typiques et si différents les uns des autres, incarnent les problématiques essentielles de l’île ;
- Comment réparer les souffrances héritées de l’esclavage et redonner leur dignité aux afro trinidadiens ?
- Comment vivre ensemble quand des communautés aussi différentes par leur origine ethnique, leur culture et leur religion coexistent sur le même territoire ?
- Comment faire pour que les partis politiques et leurs élus ne se coupent pas du peuple ?
Ces problématiques ont été ouvertement explicitées lors des élections de 2010. Mais en 1997, date de parution du Sel, elles étaient visionnaires.

Les personnages féminins sont aussi de belles figures, indépendantes, généreuses, empathiques, dont les corps et les cœurs parlent mieux que les mots. D’ailleurs ce roman ne manque pas de belles histoires d’amour magnifiquement narrées. Ainsi cette rencontre entre Alford et Gloria Ollivera :
« Et voilà qu’il la regardait s’avancer, magnétique, haletante, son visage à moitié tourné vers le garçon qu’elle emmenait, et, dans ses pas et ses mouvements, le sentiment étourdissant de son scandaleux potentiel, une envie de rire qui ne s’était pas encore éteinte et qui se jouait  cruellement de son esprit, fonçant droit sur Alford comme si son intention n’était pas tant de lui amener l’enfant que de l’amener, lui, à prendre conscience de sa présence à elle, marchant droit dans sa direction sans ralentir l’allure, si bien qu’il dut faire un pas en arrière pour ne pas qu’elle lui rentre dedans. »
Et, plus tard, « …leurs regards parfois se croisaient, s’attrapaient et s’unissaient, en les enveloppant, tous les deux, comme deux conspirateurs réunis au spectacle d’un monde un peu ridicule et, à l’encontre de toutes ses habitudes, son sourire à lui s’épanouissait jusqu’à ses yeux et détendait son visage si bien que, pour préserver sa réputation d’homme hautain et distant, il était parfois obligé de se mordre les lèvres, de peur de révéler à quel point il pouvait être facilement anéanti. »

Ces longues phrases qui ne veulent pas finir, comme si l’auteur craignait que les mots qui se bousculent dans sa tête ne trouvent pas le temps de  loger sur le papier, ces mots qui fusent dans un rythme haletant, laissent le lecteur tout essoufflé.
C’est aussi un livre musical et bruyant où musique, danse et carnaval sont omniprésents; steelband, calypso, chutney résonnent à chaque page. Dépaysement garanti !

Nadine Dutier 
(19/11/18)    



Retour
Sommaire
Lectures








Le temps des cerises

Collection
Romans des libertés

(Septembre 2018)
364 pages - 22 €


Traduit de l’anglais
(Trinité-et-Tobago)
par Alexis Bernaut
et Thomas Chaumont.









Earl Lovelace,
né en 1935 à Trinité-et-Tobago, est romancier, dramaturge et journaliste.



Bio-bibliographie
sur Wikipedia






Pour en savoir plus
sur l’Histoire de Trinidad :
www.caribbean-atlas.com