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Alexandre LENOT


Écorces vives


Un petit village, des terres, des maisons abandonnées ou occupées par quelques habitants d’un autre âge et quelques jeunes qui n’ont pu partir, des histoires enfouies, et les particularités de ce territoire du Cantal, montagnes et étendues de forêts comprises. Piège ou refuge ?

Les chapitres du roman d’Alexandre Lenot sont titrés du nom des principaux personnages. Le premier, Eli, peut-être le plus secret… « Il était venu dans le Nord du Cantal, sur ces terres que tout le monde s’évertuait à fuir depuis au moins trois ou quatre générations, et il était aussi seul qu’il avait souhaité l’être, enfoui au bout de la vallée, pris entre des massifs noirs qui ne laissaient pas passer grand-chose. » Revenu dans le pays, il vient de mettre le feu à la maison où il espérait vivre avec sa compagne avant la disparition de cette dernière. « En quelques minutes la ruine entière se transforma en torche et hurla. » Ainsi, désespéré, il s’enfuit dans la forêt. « Il a le sentiment de quitter peu à peu la civilisation, il n’est même plus certain de savoir lire. Il se souvient qu’avant il préférait dormir sur le ventre, mais il ne sait plus dormir la nuit .C’est le jour qu’il s’allonge sous les arbres. »

Le deuxième, un policier, le capitaine Laurentin, nous est présenté comme homme solitaire, séparé de sa femme et très attaché à ses chiens avec qui il parcourt des kilomètres. «  Il y a dans les yeux de cet homme quelque chose qui incite à la prudence et au respect des distances de sécurité ». Il cherche et veut comprendre. Ensuite Louise, venue dans ce pays sauvage, et surtout isolé, pour fuir les images d’un passé douloureux : « […] vint un adulte dont les gestes déplacés ne s’arrêtèrent pas au premier refus, ni au deuxième, ni plus jamais. » C’est ainsi qu’elle a pu trouver refuge dans la ferme d’un couple d’Américains qui cherchait une employée pour les aider. « C’est un travail harassant mais elle se veut harassée. Elle ne monte jamais les chevaux, elle les emmène marcher. »

À ces trois principaux personnages que nous allons retrouver tout au long de notre lecture, viendront s’ajouter Lison, jeune veuve avec deux petits-enfants, et Jean Couble, dévoué à son frère Patrick, qualifié de « demeuré ». « Ils inquiètent tout le monde maintenant, et ils sentent bien l’un comme l’autre, en reniflant leurs odeurs de peur, que c’est sans doute là, la source des moqueries et des rumeurs. Patrick n’aime pas les foules, alors Jean ne les fréquente pas non plus. Patrick n’aime pas parler, alors Jean se tait aussi […] Patrick n’aime pas son père, alors Jean limite les visites et s’en occupe souvent seul. » D’autres protagonistes se partageront les évènements et contribueront à nourrir les fantasmes des uns ou troubler la tranquillité recherchée des autres.

Louise va trouver Eli, le soigner et l’héberger.

La ferme ayant brûlé, la population s’inquiète car si un pyromane se promène, il peut s’en prendre à eux, à leurs biens. Progressivement, comme si naissait, soudain le besoin d’en découdre, ou de libérer une haine alimentée de frustrations, le village va se mettre en chasse. Ces couches de rancœurs pourront-elles se conjuguer jusqu’à créer une sorte d’hallali ?

Voilà pour le scénario qui va nous réserver certains rebondissements dus au genre, mais le plus intéressant, c’est la profondeur et l’originalité de certains caractères. Une précision du trait qui décrit et montre, tout en laissant le lecteur imaginer encore. Cela produit alors deux effets presque contradictoires : la compréhension du personnage en question et de ses actes, tout en suggérant un nouvel archétype. Etonnante combinaison ? Mais le style, à la répétition parfois poétique, trait spécifique de cet écrivain, y est sans doute pour quelque chose !!!

Ce roman, peut-être aussi lu comme une « fable sociale » : « Nous dirons, c’est qu’il n’y a plus de femmes dans ce pays […] Plus de femmes ayant le loisir de se promener à vélo. Ici les femmes sont aussi fatiguées que tout le monde. Elles sont employées dans les maisons de retraite qui se sont multipliées à mesure que nos vieux s’entassaient, refusant de crever, perdant peu à peu leurs dents et leurs souvenirs, et elles les torchent pendant que nous regardons ailleurs. »

Ou bien comme un roman d’un réalisme très contemporain : « C’est que plus aucun docteur n’accepte de venir jusqu’à nous, et que c’est à nous de franchir des cols et traverser des plateaux pour espérer qu’on soigne nos rages de dents et qu’on prenne des clichés de nos articulations rompues. […] C’est de constater que la chimie nous a menti, qu’elle a empuanti nos sols et détruit de l’intérieur même les plus forts d’entre nous. »

De plus, illustrée par les personnages de sang et d’os de cette histoire, la réflexion s’impose aussi. « C’est de ne plus se souvenir des danses de nos parents. C’est de savoir que nos fils et nos filles partis servir servent encore et serviront toujours demain, maintenus des deux mains dans la servilité, et que s’ils reviennent c’est uniquement parce qu’ils ont été brisés, rejetés, jugés inaptes. C’est que tout le monde a démissionné. C’est qu’on nous abandonne. »

Mais il s’agit également d’unroman noir, où la poésie peut parfois accélérer le rythme ou montrer la perspective.
Donc fiction, réalisme, poésie… un crescendo intéressant… l’écriture assortie... c’est un premier roman réussi !

Anne-Marie Boisson 
(16/11/18)    



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Noir & polar








Actes Noirs
(Octobre 2018)
208 pages - 18,50 €











Alexandre Lenot,

né en 1976, écrit également pour le cinéma, la radio et la télévision.