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Milton HATOUM

La ville au milieu des eaux



Quatorze nouvelles dont la majorité se déroulent à Manaus, capitale amazonienne de la démesure qui toujours ici oscille entre la magnificence du temps du Théâtre Amazonas aux tournées internationales à la misère des temps présents. C’est la ville natale de l’auteur où dominent la chaleur, la sueur, les pluies torrentielles, les nuits alcoolisées et le mambo, au bord du rio Negro aux eaux noires et limoneuses.  
Dans la ville cosmopolite à la richesse passée se croisent des personnages colorés et atypiques dont certain pourraient s’être échappés d’un conte : un amiral indien, journaliste et linguiste à ses heures, venu visiter un écrivain de Manaus (Manaus, Bombay, Palo Alto), une pianiste dévouée corps et âme à la musique qui, quand elle n’enseigne pas le chant, fait quelques concerts modestes dans le grand théâtre (Deux temps), un biologiste japonais à la retraite dont l’escapade singulière sur le rio Negro nous est narrée sur un rythme lent et de façon énigmatique voire philosophique (Un oriental dans l’immensité), un capitaine qui embarque avec ses passagers un cercueil vide et leur impose un accostage inopiné sur une rive sinistre et embrumée avant de revenir à bord avec un chargement mystérieux (L’adieu au capitaine), un couple modeste habité voire possédé par le goût de la danse jusqu’à tout oublier (Les danseurs du bout de la nuit)
Certaines de ces histoires nous disent le quotidien, d’autres relèvent du fait divers et des nouvelles plus personnelles s’y ajoutent nourries des souvenirs d’enfance et d’adolescence de l’auteur.
Si des étrangers débarquent encore parfois du bout du monde à Manaus, le voyage peut aussi se faire dans l’autre sens. Dans Les hivers de Barbara des exilés brésiliens ayant fui la dictature de la junte et réfugiés à Paris ne cessent, sur fond de jalousie et de chanson populaire, d’évoquer leur retour au pays. Resté à Manaus un vieux professeur de français francophile prépare lui avec gourmandise  un ancien élève à sa conquête de cette capitale qu’il connaît du bout des doigts à travers Baudelaire, Apollinaire, Hugo, Rimbaud, Michaux et Sartre (Deux poètes de province). À Barcelone, une belle femme raconte à son jeune professeur de portugais (le narrateur) une de ses anciennes liaisons où Machado de Assis et Eça de Queirós tenaient une part non négligeable dans leur couple jusqu’à devenir un casus belli (Rencontres dans la péninsule). 
Au cœur de la nature sauvage, des eaux trompeuses du fleuve, des serpents cachés dans les herbes et des chats vautrés sur les canapés, la passion, la vieillesse, la trahison, les fantômes mais aussi la folie, le meurtre et surtout le mystère rôdent.

Dans ces nouvelles pleines d’humanité, l’auteur mêle ses émois, ses rêves d’adolescent, ses déceptions amoureuses et ses espoirs de jeunesse avec l’histoire de cette ville, envisagée par lui comme personnage à part entière, dans son passé glorieux et sa décadence. Entre les pages suintent la nostalgie du paradis perdu de l’enfance, le temps qui passe, les rêves qui s’étiolent, la puissance effrayante, mystérieuse et fascinante de la forêt et du fleuve qui la traverse face à la vie aujourd’hui étriquée de la citée bétonnée et sa périphérie. Dans ce Manaus déchu qui n’est plus qu’une petite ville abandonnée perdue au cœur de la forêt amazonienne et de cet univers moderne mondialisé, le passé glorieux n’est plus qu’à peine décelable. Alors inlassablement Milton Hatoum, natif de ses rues et qui en a fait sa muse, s’obstine à en être le chantre, à conter le Manaus d’antan, sa population souffrante et son histoire avant qu’elle ne s’efface totalement des mémoires.

Les autochtones, bien loin de la fortune que les puissants se font sous leur nez en saccageant la forêt, sont des indigènes souvent misérables appartenant aux sans voix, aux oubliés de l’histoire officielle. Et si beaucoup ont perdu  la culture de leurs ancêtres et le lien que ceux-ci entretenaient avec la nature qui les entourait, dans le passé proche évoqué par Milton Hamoun ils conservent encore, malgré  l’urbanisation destructrice et la déforestation rapide et systématique, au rythme de ce climat difficile, dans l’isolement géographique qui est le leur, l’omniprésence du rio Negro générateur d’un sentiment d’appartenance à ce territoire puissant et mystérieux que l’eau façonne. C’est à eux aussi que l’auteur veut rendre hommage comme Jorge Amado l’a fait en son temps pour le petit peuple métissé de Bahia et du Sertao. 
Mieux que les mots mêmes, ce paysage mouvant et fantasmagorique induit, exprime, la solitude des habitants, l’âpreté de la vie, le malheur qui rôde. Et il suffit alors à l’auteur d’accentuer par ses images l’étrangeté, les potentialités de dangerosité et de mystère du décor d’une nouvelle pour la faire subrepticement basculer du réel au surnaturel, du réalisme au fantastique. Un retour au réalisme magique cher à Amado encore mais aussi à Alejo Carpentier ou au colombien Gabriel Garcia Marquez.

Il n’est pas toujours nécessaire d’accumuler les kilomètres pour s’évader dans le monde. Voyager dans leur tête à travers les livres et les rencontres, les personnages de Milton Hatoum connaissent bien. Dans ces voyages imaginaires on traverse le temps et l’espace par le biais des souvenirs, au fil des paroles d’étrangers venus à Manaus, d’une atmosphère ou simplement des mots si soigneusement choisis pour leur pouvoir d’évocation. Avec l’étendue de l’érudition littéraire et musicale de ce nomade malgré lui qu’est l’auteur, le lecteur a de quoi nourrir sa propre imagination, se gaver de couleurs et de sensations, vibrer au fil de ses écrits à de multiples  émotions.  En fin stratège et pour mieux le séduire, il aime aussi dans ses nouvelles exciter la curiosité de son lecteur par de petites touches impressionnistes, et user  de chutes elliptiques et de fins ouvertes, comme suspendues, pour dresser le portrait de ce Brésil qui déjà n’existe plus.
Mais ne nous y trompons pas, dans ce tableau un peu désuet d’un temps perdu, l’auteur n’occulte nullement le drame de l’expropriation et de la misère, le désastre écologique de la déforestation ou les blessures encore sensibles laissées par la junte militaire qui a saccagé le pays et martyrisé sa population de 1964 à 1985. L’auteur avait-il déjà perçu lors de la rédaction de ces nouvelles publiées dans des revues de 1992 à 2008 le danger d’un retour possible au pouvoir d’une extrême droite nostalgique de l’ordre et d’un pouvoir fort ?

Allez-y voir, cette immersion amazonienne bien que datée est fascinante, passionnante et pleine de saveur. Elle mérite vraiment qu’on y attarde.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/12/18)    



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Lectures








Actes Sud

(Septembre 2018)
160 pages - 17 €


Traduit du portugais
(Brésil)
par Michel RIAUDEL









Milton Hatoum,
professeur, traducteur (de Flaubert entre autres) et écrivain, est né en 1952 à Manaus d’un père libanais et d’une mère amazonienne, entre christianisme et islam. S’il a quitté son Amazonie natale pour ses études à São-Paolo et lors de la dictature en 1979 son attachement à sa ville natale n’a jamais faibli. C’est durant ses trois ans d’exil à Paris qu’il se met à écrire sur le Brésil avant de décider de consacrer sa vie à l’écriture. Traduit dans une dizaine de langues, il a reçu de nombreux prix au Brésil et très récemment le prix Roger Caillois (catégorie littérature latino-américaine).