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Elisa Shua DUSAPIN


Les billes du Pachinko


Claire, presque trente ans, d’origine sud-coréenne mais née, ayant grandi et vivant en Suisse, rend visite durant l’été à ses grands parents immigrés au Japon. Elle n’y est pas en terrain inconnu puisque, si sa mère n’y a pas remis les pieds depuis vingt ans, elle a continué à s’y rendre pour les vacances durant toute son enfance. Après une pause d’une dizaine d’années, elle y est retournée deux fois avec son compagnon qui a appris avec elle le japonais à l’université. C’est lors d’un de ces séjours que Claire et Mathieu ont imaginé emmener le vieux couple à Séoul, leur ville natale  quittée il y a plus de cinquante ans, avant que leur santé ne se dégrade.  Mathieu en phase de rédaction de sa thèse laissera finalement Claire assumer seule ce projet.

Au Japon, les octogénaires n’ont jamais déménagé du quartier coréen où ils se sont installés à leur arrivée. Ils y vivent repliés sur eux-mêmes sans se mêler aux Zainichis déportés sous l’occupation japonaise ou aux autres émigrés ayant comme eux fui la guerre. Elle reste entre ses quatre murs à préparer les repas traditionnels tandis que lui travaille dans cette salle de Pachinko qu’il a créée en face de chez lui. Le Pachinko est une sorte de flipper vertical avec lequel le joueur gagne des objets comme des peluches, des cigarettes, des dominos… dans des salles du même nom ressemblant à des casinos sans manipulation directe d’argent. Ce jeu, créé pour gagner leur vie sur place par les Coréens du Japon en contournant la loi nippone interdisant les jeux d’argent, a obtenu l’aval des autorités assorti pour eux d’une exemption de taxes. Un divertissement populaire qui a connu un développement important dans tout le pays. Mais « même si tout le monde y joue, il reste mal considéré. Les établissements de Pachinko avec leur propre système bancaire ont la réputation de financer obscurément les principaux partis politiques [...] et d’alimenter toute une économie parallèle. »
La retraite n’existant pas au Japon, le grand-père continue à passer douze heures par jour dans son établissement aujourd’hui devenu vieillot. En attendant qu’il puisse fermer quelques jours début septembre, Claire de chez eux prépare le voyage. Elle a aussi trouvé sur Internet pour s’occuper et se faire un peu d’argent, une professeure de littérature française à l’université de Tokyo qui cherchait une Française pour s’occuper de sa fille de dix ans pendant qu’elle-même préparerait sa rentrée. Mieko est une gamine réservée mais intelligente, mûrie précocement par la disparition de son père, ingénieur dans les communications ferroviaires. Un parmi les 100 000 disparus par an du Japon. Le contact passe immédiatement. C’est une véritable bouffée d’air pour celle qui a de plus en plus de mal à supporter ses soirées près d’une aïeule diminuée, toujours entourée de ses Playmobil préférés. Claire, apprenant de la bouche du grand-père qu’il ne la laissait plus sortir seule depuis qu’il avait dû plusieurs fois récupérer l’égarée auprès de la police, s’inquiète. Ce voyage fantasmé est-ce vraiment une bonne idée ? N’est-il pas trop tard ?  

À travers quatre générations de femmes (la grand-mère, la mère de Mieko, Claire et Mieko) ce livre évoque la complexité et l’ambivalence des sentiments filiaux, raconte le fossé creusé par l’évolution des mœurs et des techniques sur 75 ans. La visite avec Mieko du parc thématique autour d’Heidi après celle du Disneyland nippon est, à ce sujet, révélatrice et la description critique faite par la jeune femme de ces distractions collectives est fort amusante. À travers les rapports tendus, malgré une bonne volonté évidente, de Claire avec sa grand-mère mais aussi de Mieko et sa mère, le roman traduit la difficulté de communiquer entre générations et entre individus. S’y niche aussi pour Claire la problématique de la langue. Entre la grand-mère refusant de parler japonais qui utilise un mauvais anglais pour s’adresser à sa petite-fille et le coréen pour s’adresser à son mari, celui-ci qui parle indifféremment japonais ou coréen avec les uns ou les autres et les frustrations de l’étudiante de Suisse francophone qui a appris le japonais pour se rapprocher de cette grand-mère avec laquelle elle aimait petite faire la cuisine, le méli-mélo linguistique devient facteur de tension. Pour Claire,  agacée par ce mur que la vieille dresse entre elles deux, retrouver Mieko et sa mère chez qui chacun s’exprime dans un mélange vivant de français et de japonais sans état d’âme est comme une consolation. 
La description des repas et de la nourriture (beignets, brochettes, nouilles, crabes, huîtres) avec les odeurs et saveurs qui y sont liées, prend place avec régularité dans ce récit où tous les sens se trouvent sollicités comme clés de compréhension des différentes cultures. Les sons avec les bruits caractéristiques de la rue, de chaque logement ou des transports, mais aussi les comptines en diverses langues, l’environnement musical ambiant et le concert enregistré envoyé à Claire par son père organiste, laissent même envisager un autre langage entre les êtres. Des images fortes (« couchée par terre je regarde par la fenêtre. Les mollets de femmes, les chaussures d’hommes, talons déformés par le poids du corps trop longtemps soutenu. [...] les pieds des gens qui se hâtent, parfois se traînent. ») et des couleurs (« dans cette lumière de fin du jour, il m’apparaît orange plutôt que rouge, et je me dis que les dépliants touristiques sont retouchés. ») en sont une autre traduction du monde extérieur. 
Avec celle déjà évoquée de la communication, c’est moins ici la question de l’identité que celles de l’éloignement (du père pour Mieko, du pays natal pour les Coréens), du manque, du désir et du rapport fantasmé au passé qui s’imposent.

Pour dépeindre l’intériorité des personnages, l’écriture se fait sensible, impressionniste et dépouillée. « Je dis que nous verrons. Son menton se froisse. » « Pour les Coréens du Japon, il n’y a jamais eu de Nord ni de Sud. [...] nous sommes tous des gens de Choson (nom de la Corée Unifiée). Des gens d’un pays qui n’existe plus. » En complément, de nombreux dialogues s’intercalent incarnant les relations entre les protagonistes. L’atmosphère générale du récit est empreinte d’inquiétude et parfois d’une violence feutrée comme dans ce passage où en quelques mots Mieko évoque le harcèlement par les professeurs d’un de ses petits camarades de classe ayant fini par se donner la mort.   

Ce deuxième roman sur le multiculturalisme et l’exil est traité, à travers des personnages bien campés, avec finesse et retenue. C’est aussi une belle opportunité de découvrir le Japon de façon sensible et sous un angle inhabituel dont il serait dommage de se priver.  

Dominique Baillon-Lalande 
(10/09/18)   



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Zoé

(Août 2018)
144 pages - 15,50 €












Elisa Shua Dusapin,
née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, grandit entre Paris, Séoul et la Suisse. Après des études à la Haute Ecole des Arts de Berne, elle se consacre à l’écriture et aux arts de la scène, entre deux voyages en Asie de l’Est.

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