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L'histoire se déroule en mars 2014, deux jours après la mystérieuse disparition du Boeing de la Malaysia Airlines. Lors des trente-six heures que durera au final cette errance urbaine hallucinée, Philip perdra une chaussure et sa dignité, sa voiture, son argent et ses papiers. La pluie, la saleté de la rue et le manque de sommeil lui donnent un air d’homme déchu ou dérangé. Il suffira d’une batterie de téléphone portable défaillante transformant son répertoire en Graal inaccessible pour que secrétaire et clients mais aussi proches de la sphère privée s’effacent peu à peu de sa propre mémoire comme s’il glissait progressivement dans un monde parallèle dont tout retour serait impossible.
C’est un livre complexe que Lukas Bärfuss nous offre là. Comme il l’écrit dans les toutes premières pages en avertissement à ses lecteurs : « Quiconque veut démêler les fils de la réalité s’emmêlera lui-même les pinceaux. » De même, le titre fort bien choisi du livre (Hagard) donne d’office la note majeure du thème : l’égarement du personnage, l’irruption de l’irrationnel dans sa vie et le caractère halluciné de son aventure. Le lecteur est vite surpris par la relation inhabituelle de ce personnage avec un narrateur (l’auteur ?) qui endosse en direct le rôle du commentateur. Comme "héros", Philip nous renseigne bien naturellement sur les actes, les sentiments et les questionnements qui constituent cette escapade. S’y ajoutent l’observation fine d’un environnement nouveau pour lui (les transports, la banlieue, le bazar chinois…) qui capte toute son attention. La présence d’un narrateur omniscient qui s’octroie le droit de reprendre la parole quand ça lui chante non seulement pour commenter les propos de son protagoniste mais aussi pour signifier son propre trouble ou son incompréhension face à son comportement surprend mais s’admet vite comme un regard extérieur enrichissant. Il faut par contre plus de temps pour comprendre le rôle joué par ces histoires apparemment parallèles apportées par d’autres personnages (nourrice, chauffeur de taxi, clients de bar...) avec lesquelles l’auteur parasite le récit initial. Mais au fil du roman des liens se tissent entre elles les amenant à se rapprocher en cercle concentriques non de la confusion mentale qui envahit Philip mais de la marge dans laquelle elle l’a entraîné. Outre sa complexité, la marque de ce roman c’est aussi son intensité. Celle de cette perte de contrôle subite et totale dont on pressent une issue fatale mais sans jamais en être certain tant l’auteur ménage le suspense. Celle du ressenti de ce personnage spolié de son statut social et de son identité qui, ayant perdu cadre et repères découvre soudain la liberté d’être lui-même, de vivre à fond son désir, de regarder autour de lui et de se tenir dans l’absolu et sans limite. Le roman porte clairement un regard critique sur le monde contemporain vu ici à travers la loupe des actualités TV. Mais ces nouvelles de violence, de misère, de catastrophes et de guerres venues envahir un quotidien policé, normalisé, assoupi et sécurisé aux heures de grande audience, sont diffusées de manière si tronquées, superficielles, répétitives voire manipulées qu’elles en perdent toute réalité, tout impact profond, anéantissant dans l’œuf chez ceux qui les découvrent toute velléité d’analyse et de réflexion. La dépendance technologique de Philip initialement relié aux siens et au monde par son téléphone portable, marqueur incontournable de ce début du XXIe siècle, est aussi pointée du doigt. Dans ce roman étrange, intime et politique, qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponse, l’errance du personnage pourrait s’apparenter à la quête éperdue d’un essentiel aussi insaisissable qu’indéfini. Si l’immersion dans ce livre peu conventionnel n’est pas simple, si celui-ci semble porté par l’intention de déranger et d’alerter le lecteur sur ce présent perverti par l’argent et le succès générateurs d’un nouvel esclavage qui pourrait bien nous conduire au chaos généralisé, sa lecture en est une expérience littéraire puissante et marquante à ne pas manquer. Dominique Baillon-Lalande (02/02/18) |
Sommaire Lectures Zoé (Février 2018) 160 pages - 18 € Traduit de l’allemand par Lionel Felchlin
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