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Manuel RUI


Oui Camarade !


Ce recueil de cinq nouvelles publiées par Manuel Rui en 1976 au lendemain de l’indépendance angolaise (11 novembre 1975) et traduites pour la première fois en français, offre au lecteur des tableaux pris sur le vif des combats pour s'affranchir du joug colonial portugais puis des luttes fratricides qui se dessinent  entre les différents mouvements indépendantistes qui se livreront ensuite à une véritable guérilla urbaine, notamment à Luanda, la capitale. Mais Manuel Rui ne cherche pas ici à graver les faits majeurs et les dates de l'Histoire de son pays en historien. À partir de situations singulières, à travers des portraits de combattants, des populations et des familles, c'est la violence parfois mais surtout l'espoir de tout un peuple, hommes, femmes et enfants, dans l’avenir de la nation naissante enfin débarrassée du colonialisme qu'il restitue dans toute son humanité.
Malheureusement l'Histoire confirme avec une désespérante régularité qu'une fois l'indépendance acquise, à la hauteur de la liesse et des attentes populaires, apparaît le désenchantement. Après la fête, entre désorganisation, rivalités des forces en présence et problèmes économiques, tout reste à construire et le chemin est long et épineux.

Avec empathie, par ses petites histoires jamais dogmatiques ni sentencieuses écrites dans le feu de l'action, l'auteur (lui-même acteur engagé lors de cette période pour son pays) pointe du doigt le difficile apprentissage de la construction d'une identité collective et de l'autonomie pour un peuple d'abord forgé à l’obéissance par les colonisateurs puis ravagé par quinze ans de conflits sanglants pour s'en débarrasser. Comment s'affranchir de la soumission et apprendre à penser par soi-même ? Comment réussir à construire un avenir commun au-delà des différences ethniques et idéologiques des divers mouvements de libération qui s'affrontent une fois l'occupant parti ?  
L'inquiétude exprimée par Manuel Rui face à ces questions en 1975 prend toute sa force quand on sait qu'à l'émergence de la jeune « République populaire d'Angola » une guerre civile de plus de vingt-cinq ans, attisée par un contexte de « guerre froide » et d'importants gisements de pétrole sur son territoire, a fait près de cinq cent mille morts et un million de déplacés. 

Un recueil aussi politique que littéraire dont j'ai particulièrement apprécié la plus longue nouvelle (40 pages), La montre, où, à la demande des enfants de son village, un « camarade commandant » de la guerre d'indépendance mutilé se lance dans un long récit aussi imaginaire qu'historique dont la trame s'enrichit perpétuellement de nouvelles divagations de son auteur, des questions des jeunes auditeurs, voire de leurs apports personnels. « Les gosses riaient. Ils participaient au faux-semblant, à ce ressentir qu'entre le réel vécu et le réel recréé il n'existait pas de frontière […] Et les interférences sur le récit lui donnaient la sensation que l'histoire était toujours nouvelle et sans fin. […] L'histoire ne vieillissait pas et elle était chaque fois plus jeune comme le temps inconnu qui se renouvelait aussi dans chaque jour de peur et d'espoir vécu dans cette Luanda d'alors martyrisée et héroïque ». « Après le commandant s'empara de ses béquilles, marcha lentement vers le bord de l'eau et resta là dans une gorgée de rêve et d'espoir à avaler la mer et l'horizon comme si c'était le début et la fin de la même histoire. »
L'homme est un conteur d’exception. Transfiguré par son rituel, le récit de guerre se fait aventure et  évoque la lutte de façon aussi fantaisiste qu’héroïque. Ébloui par ce conte aussi onirique que lumineux et perpétuellement réinventé, le lecteur se laisse envoûter par les mots comme les gamins assis autour de lui.

Mention spéciale aussi pour Le dernier bordel, une nouvelle aussi féroce et  angoissante que surprenante où l'on voit Mana Domingas et « ses » filles tenir tête aux soldats qui dévastent son bordel. Et si dans La montre le conteur se positionne à la lisière entre réalité et fiction, les personnages se tiennent aussi ici à la frontière entre deux mondes, opposant le luxe du lieu à la grossièreté des assaillants, la détermination à la violence et l'humour au chaos.
Ce principe d'opposition ou d'entre-deux que l'on retrouve dans l'ensemble du recueil symbolise et incarne avec intensité ce moment de grande confusion et d'instabilité où le pays bascule. 
La langue de l'auteur (et la qualité de la traduction), très travaillée, riche, poétique et imagée,  ajoute au plaisir de la lecture et renforce cette dualité consubstantielle au recueil entre la violence des situations et l'humanité des personnages, la mort et la beauté.

Merci aux éditions Chandeigne d'avoir sorti de l'oubli cet auteur majeur de la littérature angolaise et ce recueil qui se trouve être la première œuvre de fiction de l'Angola indépendant. La découverte de ce livre intense et émouvant en vaut vraiment la peine.  

Dominique Baillon-Lalande 
(28/09/17)    



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Chandeigne

(Septembre 2017)
208 pages - 20 €


Traduit du portugais par
Elisabeth
Monteiro Rodrigues











Manuel Rui,
né à Huambo (Angola), a obtenu une licence de droit à Coimbra en 1969. Après la révolution des Œillets, il retourne en Angola et devient Ministre de l’information du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) dans le gouvernement de transition établi par les accords d’Alvor (1975). Il devient également le premier représentant de l’Angola de l’Organisation de l’unité africaine et aux Nations unies. Manuel Rui vit actuellement à Luanda. Juriste, professeur de littérature, chroniqueur et écrivain, il travaille aussi pour le cinéma et la radio.
(Source site Chandeigne)