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Fabrice PLISKIN


Une histoire trop française


Je me permets de vous adresser cette chronique, cher Fabrice Pliskin, car je suis partagée entre le plaisir de vous lire, le désir de démêler avec vous et d’autres ce que cette histoire a de « trop » française  et la peur de faire comme les critiques dont vous vous moquez allègrement que ce soit le journaliste hyperbolique de L’Impasse des bébés gris ou la critique littéraire dithyrambique de cette histoire « dans la terreur de perdre son emploi, sans doute, elle avait pris le pli du dithyrambe. Une incontinence d’éloges souillonnait sa conversation, cochonnait ses écrits. Sous sa plume toujours, un livre était « bien plus qu’un livre ». Cette logorrhée publicitaire était sa maladie professionnelle, […] Enorme, jouissif, puissant, magique, sublime, disait-elle, comme si cette tuberculose trognonnait son langage. Hypnotisant, indispensable, inoubliable, libérateur, écrivait-elle, comme si elle s’immolait à l’hyperbole. A l’oral, à l’écrit, elle avait le tic de louanger. […] Outre le mot corps que, dans son combat pour une « écriture » charnellement physique et physiquement charnelle, elle répétait jusqu’à six fois par feuillet, elle raffolait des mots comme jouissance, palimpseste, mise en abyme, réification – gravats universitaires d’une modernité d’hier. » Je réclame votre indulgence, je tâcherai de rester sobre.

J’aime votre livre parce qu’il dérange. Il est lucide donc méchant et malgré l’horreur de ce qu’il dénonce, drôle. Votre critique littéraire dirait peut-être « qu’il est caustiquement jubilatoire », non ?
Vous démontez les turpitudes et l’amoralité de ceux qui dirigent, font du fric sur notre dos, sur nos vies, en prenant l’exemple de ce formidable patron, Jodelle, qui en plus de distribuer de confortables salaires à ses employés, les initie à la poésie, les flatte, les chouchoute pour mieux les bâillonner et en faire ses complices. Ses cent vingt employés sont tous au courant qu’ils fabriquent des prothèses mammaires avec du « Glhoborsil, (un gel) qui est bien à la fois un additif pour carburant, un constituant pour les cires, et un produit anti-maculage pour les photocopieurs. » Ils n’ont pour seule excuse que la peur d’être au chômage et de perdre les multiples avantages qu’ils ont dans cette boîte qui fabrique de la mort… Tous ont bien sûr de gros problèmes de conscience qu’ils balaient bien vite, chacun a sa recette pour faire taire la voix de la conscience. Tous se surveillent pour ne pas vendre la mèche, les prothèses étant officiellement aux normes.

Dans ce livre, vous dénoncez plus qu’un scandale sanitaire (écrirait votre critique), vous racontez avec cynisme « la banalité du mal » qui nous pourrit tous.
« – Vous oubliez, mon cher, que la délation est une vieille passion française […]
– Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Un quatorzième mois ? […] Des ortolans à la cantine ? […] De quoi vous plaignez-vous ? […] Vous avez la sécurité de l’emploi. Vous bénéficiez d’un confort d’un autre âge, digne des Trente Glorieuses. Il ne vous a pas échappé, j’imagine, qu’Eurosilicone vient de supprimer soixante postes. Nous sommes les super-privilégiés de la filière. Privilèges matériels autant que spirituels […] On nous infuse même le goût de la poésie, dit-il comme s’il parlait non de Jodelle Implants, mais de l’abbaye de Thélème.
– La poésie au service de la barbarie, murmure Louis, sans trop savoir lui-même s’il veut qu’on l’entende ou pas. »

Votre héros, Louis Glomotz, cinquantenaire fatigué, critique littéraire au chômage, très amoureux de la jeune femme avec qui il a refait sa vie mais pas au point de lui faire l’enfant qu’elle demande, malgré ses  grands principes – « Il voudrait, sans penser au vertige, escalader la statue de la place de la République, pour proclamer avec lyrisme que la monomanie sécuritaire, qui mène à la surveillance électronique universelle, est une impasse démocratique ; édicter une fois pour toutes que, sans le respect des libertés fondamentales, nous ne valons pas mieux que ceux que nous combattons. Si on lui demandait, dans un micro-trottoir, de donner ses raisons, il répondrait : bonne volonté, esprit des lumières, mais peut-être aussi  effroi que nos compatriotes musulmans, à la fin trop aigris, justifient et méritent la haine qui les confond avec les terroristes. Et il ajouterait avec cuistrerie : "Amalgame, un mot d’origine arabe, le saviez-vous ?" » – malgré ses grands principes, votre héros dont je me sens si proche, le malaise grandit, pour échapper à la « deshumanisation » du chômage, va lui aussi, une fois embauché chez Jodelle, se taire et rejoindre la cohorte de tous ces gens « effroyablement normaux ! »

Ce mal, la lâcheté, une spécialité française ? Depuis quand notre pays serait-il atteint ? Est-ce le seul pays à souffrir de soumission aux diktats du libéralisme ?

Au milieu de cette histoire trop française, vous faites raconter à Jodelle, votre patron modèle et assassin, une anecdote. Enfant, il a vu Mitterrand, pas encore président, en voiture. Coincé, comme lui et sa famille, dans un embouteillage. « Mon frère et moi, nous contemplons Mitterrand sous la carrosserie. Le député de la Nièvre fait du surplace. Comme le nôtre, son corps, dix-sept fois ministre sous la IVe république, est sujet aux embouteillages. Viande mystique autant que filandreuse, le vainqueur du congrès d’Epinay soumet son double corps de roi à la loi du trafic. Dans les pare-chocs jusqu’à la prostate. Dans les châssis jusqu’à la francisque. C’est la « France unie » malgré elle. La communion des couillons dans les particules fines. […] Où est-il,  le candidat du mouvement, du changement ? […] C’est écrit. Lendemains perlimpinpin. Génération Mitterrand, Marignan, Ortolan ! Des promesses ! Des embouteillages de promesses ! […] et chaque homme dans son  habitacle. C’est le bouchon du siècle, le bouchon des dindons où s’ankylose la lutte des classes […] ça n’avance, ni n’embraye, rien jamais ne s’ébranle. Elément pas moteur, Mitterrand. Beaucoup bouchon, beaucoup station, Mitterrand. Quelle amertume dans les culasses ! » Et là, non seulement mon malaise grandit encore d’un cran, mais je chantonne, malgré moi,  un bout d’Hexagone, la chanson de Renaud,  alors que je voudrais tant que ma Fraaaance ressemblââât à celle de Jean Ferrat.

« Y avait pas beaucoup d’Jean Moulin. Etre né sous l’signe de l’hexagone, c’est pas la gloire, en vérité. » Libé avait titré à la mort du Président : Mitterrand, une histoire française. Je comprends mieux votre titre.

Chacun, comme Louis et les autres, vit donc dans son habitacle et pas seulement dans les embouteillages. Il se croit connecté au monde mais il est seul à défendre son espace, à tout prix. La lutte des classes, au mieux, il ne connaît pas ou a renoncé, au pire, il s’en prend à plus pauvres que lui, c’est plus facile que s’en prendre aux voyous qui gouvernent puisqu’ils nous font croire, en plus, qu’ils font le bien de l’humanité, comme pleure Jodelle, en fuite sur l’île d’Yeu (là où Pétain a été emprisonné) : « J’ai fait pendant vingt ans le bonheur de cent vingt familles. » Le syndicaliste de la boîte ne dit pas autre chose. « Le gel Jodelle, je veux bien qu’on me dise que c’est le sur-risque. Mais le gel Bruxelles, c’est quoi ? C’est le surcoût. Et le surcoût, c’est quoi ? C’est les risques pour l’emploi… C’est une possible charrette… »

Re-malaise. Je ris jaune. À la fin du livre, Louis n’a rien gagné à être lâche, au contraire. Il vit seul, se retrouve à nouveau au chômage et en plus se dégoûte. « Pour combler le vide de ses journées, le vide de son existence, il regarde les matches de football des championnats de France, d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre. Il vient de se mettre aux paris sportifs. »

Sylvie Lansade 
(07/09/17)    



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Fayard

(Août 2017)
420 pages - 20 €













Fabrice Pliskin,
né à Dakar en 1965,
est journaliste culturel
au Nouvel Observateur. Une histoire trop française est son sixième roman.


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